Connue pour ses Nanas colorées et son engagement féministe, l’artiste Niki de Saint Phalle a longuement porté un lourd secret : elle a été victime d’inceste. Son père la violait régulièrement, dès ses 11 ans. Dans un livre intitulé Mon secret (publié aux éditions de la Différence), elle se confie sur ce traumatisme avec une graphie d’enfant et brise enfin son silence cinquante ans après.
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L’écrivaine Morgane Ortin (Amours solitaires) a sorti sur son compte Instagram des extraits d’une lettre que l’artiste a écrite à sa fille Laura et que nous avons décidé de vous retranscrire maladroitement. Les incises et la ponctuation du texte ne sont malheureusement pas tout à fait correctes car nous n’avons pas pu nous procurer rapidement le livre, mais la puissance du message réside.
Couverture et quatrième de couverture de “Mon secret”, de Niki de Saint Phalle, publié aux éditions de la Différence.
“J’ai écrit ce livre d’abord pour moi-même, pour tenter de me délivrer enfin de ce drame qui a joué un rôle si déterminant dans ma vie. Je suis une rescapée de la mort, j’avais besoin de laisser la petite fille en moi parler enfin. Mon texte est le cri désespéré de la petite fille”, expliquait Niki de Saint Phalle à la sortie de Mon secret.
Et à l’heure où la parole se libère sur les crimes d’inceste, sur une époque et un milieu qui les cautionnaient, il était important de mettre en lumière cet aspect peu raconté de la vie de l’éminente artiste.
“Chère Laura,
Chaque été, mes parents louaient une maison à la campagne à quelques heures de New York City, dans la Nouvelle-Angleterre. Chaque fois, on changeait de région. Nous étions en 1942. Mes parents avaient loué une jolie maison en bois blanc, avec beaucoup de terrain autour. L’herbe était haute, ça sentait bon. Un calme épais et séduisant enveloppait ma promenade à travers les champs. […]
Dans notre maison, la morale était partout, écrasante comme une canicule. Ce même été, mon père – il avait 35 ans – glissa sa main dans ma culotte, comme ces hommes infâmes dans les cinémas qui guettent les petites filles. J’avais 11 ans, et j’avais l’air d’en avoir 13.
Un après-midi, mon père voulut chercher sa canne à pêche, qui se trouvait dans une petite hutte de bois où l’on gardait les outils du jardin. Je l’accompagnais. Subitement, les mains de mon père commencèrent à explorer mon corps d’une manière tout à fait nouvelle pour moi. Honte, plaisir, angoisse et peur me serraient la poitrine. Mon père me dit : ‘Ne bouge pas.’ J’obéis comme une automate. Puis avec violence et coups de pied, je me dégageai de lui et courus jusqu’à l’épuisement dans le champ d’herbe coupée. […]
Mon père m’aimait mais ni cet amour, ni la religion archi-catholique de son enfance, ni la morale, ni ma mère n’étaient assez forts pour l’empêcher de briser l’interdit. En avait-il marre d’être un citoyen respectable ? Voulait-il passer du côté des assassins ? […] Je me suis souvent demandé pourquoi, après le viol, je n’ai pas immédiatement prévenu ma mère ? Si j’avais osé parlé, que ce serait-il passé ? Le silence me sauvait mais, en même temps, il était désastreux pour moi car il m’isolait tragiquement du monde des adultes.
Il y avait des causes plus obscures à mon silence. Une enfant a-t-elle les moyens d’affronter la loi en elle-même ? Bien sûr que non. Une vie entière n’y suffit pas. […] Tourmentée durant des années par ce viol, je consultais de nombreux psychiatres. Des hommes, hélas, les psychiatres ainsi, puisqu’ils ne reconnaissaient pas le crime donc j’avais été victime, prenaient inconsciemment le parti de mon père.
Ce viol me rendit à jamais solidaire de tous ceux que la loi et la société excluent et écrasent. Puisque je n’étais pas encore parvenue à extérioriser ma rage, mon propre corps devint la cible de mon désir de vengeance. Solitude, on est très seule avec un secret pareil. Je pris l’habitude de survivre et d’assumer. […] Le nombre de femmes qui finissent par se suicider ou qui finissent par retourner régulièrement à l’asile psychiatrique est énorme. Il y a des rescapées.
Parmi les écrivains, la liste est longue des femmes qui s’en sont tirées. Virginia Woolf, au contraire, réussit une œuvre littéraire mais elle n’échappa pas au suicide. On sait aujourd’hui, grâce à des travaux sérieux, que la grande majorité des violeurs ont été eux-mêmes violés par un père, un frère ou un inconnu. Cela avait-il été le cas de mon propre père ? Je ne le saurai sans doute jamais. Triste humanité.
Nous répétons indéfiniment le crime qui nous a été infligé. À ces pensées, la rage en moi cède à la place à la pitié pour tous les êtres humains. Ce viol subi à 11 ans me condamna à un profond isolement durant de longues années. À qui aurais-je pu me raconter ? J’ai appris à assumer et à survivre avec mon secret. Cette solitude forcée créa en moi l’espace nécessaire pour écrire mes premiers poèmes et pour développer ma vie intérieure, ce qui, plus tard, ferait de moi une artiste.
Je t’embrasse, chère Laura, avec beaucoup de tendresse et un regret de n’avoir pas pu te parler de tout ceci pendant que tu étais adolescente. Pourquoi c’est si difficile de parler ? Je t’aime. Maman Niki.
PS : La prison n’est pas une solution.
PPS : Un jour, je ferai un livre pour apprendre aux enfants comment se protéger.
Merci à Morgane Ortin pour le partage de cette lettre.