Pour une série qui utilise beaucoup le viol comme ressort dramatique, Outlander se distingue des autres productions du genre de deux façons : elle n’entretient pas la confusion entre acte consenti et agression sexuelle (à une exception près, dont nous parlerons plus tard), évitant ainsi l’érotisation de la scène et elle montre autant d’hommes que de femmes dans cette situation. La critique a également salué, Biiinge y compris, son utilisation du female gaze, en particulier lors de sa saison 1.
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Mais elle n’est pas à un paradoxe près, car déjà, tandis que l’on traversait avec horreur les deux derniers épisodes montrant le viol et la torture de Jamie, un double standard s’imposait : la série paraissait donner plus d’importance au traumatisme de ce dernier qu’à celui de Claire, menacée à de multiples reprises à ce stade. La saison 2 confirmera cette impression en laissant le temps à Jamie de panser ses blessures, aussi bien physiques que psychologiques, là où son épouse semblait se relever très vite à chaque fois.
Attention, mieux vaut être à jour sur la saison 5 pour lire la suite.
Bien sûr, dans Outlander, personne n’échappe à la violence des hommes (et parfois même, celle des femmes, comme en saison 3, épisode 12, avec la Bakra, alias Geillis Duncan). Mais la série, dont la writer’s room est relativement paritaire, semble accorder plus de temps aux personnages masculins pour se remettre de leurs traumatismes. Il n’est évidemment pas question ici de hiérarchiser les violences subies ou la douleur ressentie, mais d’observer comment la série les traite.
© Starz
On est ainsi en droit de s’interroger : est-ce par fidélité à une époque qui normalisait le viol et où les femmes qui y étaient confrontées devaient vite tourner la page pour survivre ? Est-ce une façon, maladroite, car négligeant le traumatisme des unes, de lever le tabou sur celui des hommes ? Ou alors, est-ce un biais inconscient et dans ce cas, vraiment problématique ? Difficile à dire tant les interviews — de Ron D. Moore, le showrunner, Diana Gabaldon, l’autrice des livres dont s’inspire la série ou des acteurs ou actrices — donnent plusieurs sons de cloches. Certain·e·s éludent en parlant juste de scènes éprouvantes à tourner, quand d’autres disent que les femmes n’avaient pas d’autres choix que d’aller de l’avant.
Outlander manque d’un point de vue fort et clair sur la question et c’est un boulet qu’elle se traîne depuis maintenant cinq saisons. Bien évidemment, le traitement n’est pas le même que l’on soit un personnage principal ou secondaire, mais voici les cas les plus probants de l’utilisation du traumatisme (ou de l’absence de celui-ci) dans la série et le processus de guérison qui s’ensuit : Claire, d’abord, qui a été agressée ou menacée sexuellement à plusieurs reprises et dont le viol, par le roi Louis XV dans l’épisode 7 de la saison 2, est passé inaperçu. Pourquoi ? Parce qu’on nous a mis dans le crâne qu’il existait un “vrai viol” et un “faux viol”.
Or, dans cette scène, notre héroïne cède aux avances du roi pour sauver Jamie. Le consentement lui est en fait arraché, puisqu’il lui est doublement impossible de dire non : on ne se refuse pas au monarque français et la vie de son mari est entre ses mains. Elle s’allonge donc calmement sur le lit royal… et attend que ça passe. En voix off, elle nous dit “I closed my eyes and thought of England”. “J’ai fermé les yeux et pensé à l’Angleterre”, une maxime qui trouve son origine dans l’époque victorienne et qui était assénée aux jeunes filles avant leur nuit de noces. Jusque très récemment, ce moment était considéré comme une corvée, une façon de sceller le serment du mariage (et devenir ainsi officiellement la propriété de son époux), dont les femmes devaient toutes s’acquitter sans rechigner.
Si la première nuit entre Claire et Jamie a marqué les esprits par son érotisme et son female gaze, tous les ébats entre les deux n’ont pas fait l’objet de la même considération. Dans l’épisode 8 de la saison 3, le couple se dispute violemment. Jamie, dont la fierté est blessée, s’en prend alors à Claire, lui rappelant sa place d’épouse. Il lui dit qu’elle lui appartient et que, si elle s’obstine à lui tenir tête, il lui fera subir bien pire… Elle se débat, le repousse, lui dit non, lui crie “Get off me !”, tandis qu’il pèse de tout son poids sur elle. Claire “cède”. Excitée à son tour, elle l’embrasse et la dispute vire en torride partie de jambes en l’air. La série prend un virage hautement problématique, en insinuant qu’une femme qui dit non ne cherche qu’à être convaincue.
En saison 1, dans l’épisode 9, titré en français “Une bonne correction”, Jamie inflige une punition corporelle à sa jeune épouse pour s’être mise en danger. À nouveau, rien ne va dans cette scène, dont la musique sautillante et enjouée laisse penser à un jeu, version SM, du chat et de la souris entre les deux amoureux. Là encore, elle crie et se débat avec la fougue qu’on lui connaît, mais rien n’y fait et les coups, sur son fessier exposé, commencent à pleuvoir. Claire parvient à se dégager en le frappant à l’entrejambe, puis à la figure : “Tu y prends du plaisir, barbare !” Si la gravité de la séquence vous a échappé, c’est normal. Elle est totalement tournée en dérision par la mise en scène et la musique rythmées.
Dans le plan suivant, les hommes de Jamie, au rez-de-chaussée, y vont de leurs petits commentaires en entendant les cris : “Ils font du boucan là-haut. C’est à se demander qui punit qui !”, déclare l’un d’eux, déclenchant l’hilarité de ses compagnons de beuverie. À aucun moment la série ne marque sa réprobation face à une “tradition” d’un autre temps, elle préfère en rire. Pourtant, pas un seul de ces événements, qui seraient traumatisants pour n’importe quelle femme, n’a semblé marquer notre héroïne ni affecter ses sentiments pour Jamie.
On ignore encore si Outlander continuera de rester fidèle aux romans, mais celles et ceux qui les ont lus redoutent un passage bien précis d’A Breath of Snow and Ashes, le tome 6 de la saga littéraire de Diana Gabaldon. L’événement, que l’on ne vous spoilera pas ici, puisqu’il devrait se produire dans les derniers épisodes de la saison en cours, sera déterminant pour la série selon l’impact qu’il aura sur les personnages.
Les deux autres femmes de la série à avoir été confrontées à ce type de violences sont Jenny et Bree. La première manque d’être violée par Black Jack Randall, mais, ce dernier étant incapable de bander, la sœur de Jamie reprend le pouvoir sur la situation et l’humilie en éclatant de rire. Cette scène, même si elle utilise encore le viol comme procédé narratif, a aussi un furieux goût d’empowerment, mais cette agression ne semble toutefois pas peser plus que ça sur les épaules de Jenny, qu’on nous montre, elle aussi, comme une femme à la peau dure, continuant d’avancer coûte que coûte.
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Bree, enfin, aura droit à un traitement différent. Si on peut reprocher à Outlander son utilisation excessive du viol, on peut être assuré·e d’une chose : en dehors des séquences précédentes entre Claire et Jamie qui érotisent ou banalisent des actes qui ne devraient pas l’être, la série ne filme jamais une agression sexuelle de façon voyeuriste. C’est là toute son ambiguïté. Lorsque Bree est violée par Stephen Bonnet, la scène est brutale et répugnante… mais la caméra s’en détourne, nous laissant avec les cris glaçants de la jeune fille en hors-champ.
En la laissant à son supplice, la série essaie-t-elle de nous dire que l’on ferme beaucoup trop facilement les yeux sur les agressions sexuelles, ou pèche-t-elle par excès de pudeur, pensant nous préserver en ne montrant pas la scène ? Il y a pourtant des bonnes et des mauvaises façons de filmer le viol, c’est ce que les études sur le female gaze nous ont appris. Penser que quitter la pièce permet d’atténuer son impact sur le public est une erreur, cela le conforte surtout dans l’idée que ces choses se produisent dans un angle mort. L’après sera heureusement mieux traité et Bree prendra le temps de trouver les mots pour en parler. Aujourd’hui encore, en saison 5, elle est parfois saisie de terreur à la simple évocation du nom de son agresseur.
Cette terreur que Bonnet inspire à notre héroïne, mais aussi aux téléspectatrices, cette peur viscérale et bien réelle de retomber sur son agresseur et d’être à nouveau à sa merci, la série joue dessus d’une manière assez abjecte. Une crainte qui parcourait déjà les premières saisons, dès que Jamie ou Claire étaient en présence de Black Jack Randall. Le paroxysme est atteint dans l’épisode 10 de la saison 5, où Bree est la prisonnière de son violeur. Le supplice, pour elle comme pour nous, durera près de 30 minutes.
Outlander a une capacité à surfer sur le “torture porn”, qu’il soit psychologique ou physique, qui frôle l’indécence. Pour ne rien arranger, Bree est totalement passive face à ce qui lui arrive, on cultive même le doute quant à ses sentiments envers lui, laissant entendre qu’elle aurait, par moments, de l’empathie pour lui. La vengeance ne viendra d’ailleurs pas d’elle, puisque la série nous fait comprendre qu’il s’agit là d’une affaire d’honneur familial et dès le début, Jamie et Roger se disputent le droit d’assassiner Bonnet. Même sur ça, Bree n’a aucune prise. Il convient d’ailleurs de noter que, tout comme pour sa mère avant elle, la série joue sur l’identité du père de l’enfant poussant les géniteurs potentiels à d’inévitables doutes sur leur virilité. Des doutes qui, eux aussi, sont présentés comme des traumatismes gangrenant leurs relations avec les mères.
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Pourtant, s’il est indéniable que Bree a été profondément marquée, la place laissée à son traumatisme n’a rien de comparable avec celle accordée au PTSD de Jamie ou Roger. La série s’est, à raison, longuement penchée sur leurs douleurs et leur guérison. Lorsque le premier est violé et torturé par Jack Randall en saison 1, Outlander, qui prend toute la mesure du tabou qu’elle vient de lever, nous permet de passer du temps avec lui, sa honte, sa souffrance, son trouble, sa santé mentale qui vacille et sa main qui refuse de lui obéir comme avant. On voit comment sa sexualité est impactée et on est témoins des sentiments ambigus qu’il nourrit pour son bourreau et ce, même après plusieurs mois.
Les hommes d’Outlander ne sont pas épargnés et on peut ajouter à la liste des victimes d’agressions sexuelles les personnages secondaires de Fergus, violé lui aussi par Jack Randall, alors qu’il n’était qu’un enfant, et de Ian, dont la Bakra, alias Gillis Duncan, a abusé sexuellement quand il avait 16 ans. Un acte qu’on ne verra pas, mais qui a donné l’occasion à la série d’offrir une discussion remarquable entre Jamie et Ian qui partagent cette effroyable expérience.
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Pour Roger, qui n’a pas été victime d’agression sexuelle, mais qui a été pendu à un arbre, le traumatisme semble tout aussi profond. La série y consacre même un épisode tout entier, dans lequel le mari de Bree est incapable de parler. Sa gorge est serrée, littéralement comme métaphoriquement, et il revit sans cesse son châtiment lorsque son cerveau divague ou qu’il se met à rêver. Outlander nous permet d’être au plus près de leurs traumatismes, comme si on était avec eux, dans leur tête, ce qu’elle ne nous a pas autorisé à faire avec Claire, Jenny ou Bree, que la narration et la caméra observent d’un point de vue extérieur.
D’un côté donc, la série surexploite le trope du viol et de l’autre, elle le fait sans voyeurisme et brise un tabou concernant les hommes. Elle a aussi parfois une vision problématique de la sexualité, tout en faisant appel, parfois, au female gaze pour renverser la donne. Enfin, elle est capable de nous montrer des héroïnes qui irradient d’empowerment et dans le même temps, de nous priver de leur parcours de guérison et de reconstruction, en privilégiant celui de leurs contreparties masculines. Tous ces paradoxes ne nourrissent pas Outlander, ils sèment la confusion la plus totale quant au point de vue adopté et puisqu’en cinq saisons elle n’a pas jugé bon de rectifier le tir, il y a fort à parier que la suite posera tout autant question.
La saison 5 d’Outlander est diffusée sur Netflix, à raison d’un épisode par semaine.
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