Pour son douzième album studio, le rappeur new-yorkais séduit sur la forme mais déçoit sur le fond.
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Dans un titre de 2015, DJ Khaled clamait haut et fort “Nas Album Done”. Il nous avait menti. Heureusement, alors que l’attente devenait insoutenable, c’est finalement Kanye West qui a pris les choses en main. Sans doute soucieux de tenir la promesse faite en 2016 à Barack Obama, l’artiste de Chicago a en effet décidé d’inclure le douzième album du rappeur de Queensbridge à sa série de productions du mois de juin.
Attendu comme le messie, Nasir Jones a enfin levé le voile sur son nouveau projet, six longues années après Life is Good. Comme pour Pusha T et les deux projets de Kanye avant lui, le rite initiatique a une fois de plus été respecté, avec une session d’écoute privée dans son fief new-yorkais, retransmise en direct sur la toile, et un album de sept titres intégralement produit par Mr. West.
Dans un tweet posté peu avant la sortie, ce dernier a d’ailleurs laissé entendre que chaque morceau de l’album de Nas correspondait à un péché capital. Une démarche confirmée à l’écoute des titres, et qui permet une nouvelle lecture du projet.
Le poids d’un héritage doré
D’emblée, cette formule minimaliste fait écho au premier album studio de Nas, Illmatic, devenu un classique intemporel. Sur ce disque de 1994, on trouvait dix titres, majoritairement par DJ Premier, Large Professor et Q-Tip. La comparaison est alors inévitable et s’impose malgré elle, comme une première contrainte pour un artiste sans cesse rattrapé par sa gloire passée. Illmatic a tellement marqué l’histoire du rap que bon nombre de ses fans continuent d’espérer, vingt-quatre ans plus tard, un digne successeur à ce disque légendaire. En vain. Kanye West saura-t-il raviver la flamme d’antan ?
Sérieusement… Quelqu’un s’attend-il vraiment, en 2018, à écouter une version actualisée d’Illmatic ? Ce serait non seulement se faire du mal pour rien, mais aussi faire injure au pouvoir créatif de Nas et Kanye West.
Sur la pochette en noir et blanc de Nasir, on retrouve cinq garçons afro-américains visiblement tenus en joue par la police. Deux d’entre eux portent des armes en plastique tandis qu’un autre tient dans ses mains un jouet. Lorsqu’il l’a présenté au public, le rappeur a d’ailleurs décrit le fil rouge de son projet avec une phrase lourde de sens : “notre avenir est entre les mains des enfants.”
Ce cliché, bien réel, a été pris par la photographe Mary Ellen Mark pour illustrer un article intitulé “The War Zone”, rédigé en 1988 par le journaliste Jim Atkinson. Ce papier mettait en lumière la vie dans les quartiers défavorisés du sud de Dallas, où le quotidien était fait de drogue, de violence et de pauvreté. Le ton est donc donné : cet album sera engagé politiquement et aura une visée historique. Du Nas comme on l’aime, en tout cas sur le papier.
Un album engagé, mais pas trop
Premier constat, la légende est à la hauteur de son statut de vieux briscard du rap. Sa voix, son flow et l’impact de ses mots n’ont rien perdu de leur éclat. L’album s’ouvre comme un film, avec “Not The Radio”. Comme à l’époque du splendide “Hate Me Now”, le rappeur partage l’affiche avec Puff Daddy, mais aussi avec la révélation 070 Shake. Porté par les chœurs sur “Hymn To Red October”, Nas frappe là ou ça fait mal, se condamnant irrémédiablement à une censure sur les ondes.
Qu’importe, le rappeur ne crée pas pour la renommée. Il rappe parce qu’il aime ça et parce qu’il le fait bien, mais surtout parce qu’il veut aborder tous les thèmes, même les plus inavouables. Discriminations envers les Afro-Américains, corruption des politiques, religion et esclavage… Tout y passe. Voilà ce qu’on appelle une entrée en fanfare.
Sur “Cops Shot The Kid”, le propos est une fois encore explicite. Dans ce duo avec Kanye West, qui sample “Children’s Story” de Slick Rick, il est question de brutalité policière sur la jeunesse afro-américaine. Sur “Bonjour” ou “White Label”, Nas rappe aussi ses excès, sa folie des grandeurs et son besoin d’assouvir toujours plus de désirs, qu’ils soient sexuels ou matériels.
Sur son titre “Adam and Eve”, il rappelle à quel point les enfants s’inspirent de leurs parents pour avancer. Le message, loin d’être béat, sonne au contraire comme une alerte : les nouvelles générations n’apprennent pas des erreurs de leurs aînés. Le message est louable, mais manque peut-être un tantinet de persuasion.
Kanye West le flamboyant aux manettes
Si Nas semble rester sur ses acquis, Kanye West brille de tout son éclat. À la production, le maestro assure et ajoute de nouvelles cordes à son arc. Qu’il s’agisse de son projet solo, de l’album de Pusha T ou de celui avec Kid Cudi, ses productions se suivent mais ne se ressemblent pas. À chaque nouvelle cuvée, Kanye réussit, toujours en sept titres, à s’adapter à l’univers musical de l’artiste qu’il orchestre, tout en rendant son travail reconnaissable entre mille. La marque des plus grands beatmakers, en somme.
Grâce à son sens aigu du sampling et de l’instrumentation soul, il parvient à mettre en valeur la prose tranchante de Nas. Avec des sonorités vintage du plus bel effet, on se croirait revenus dans les années 1990, en plein âge d’or. Dans sa manière d’assembler les featurings, là encore, Kanye démontre son savoir-faire. Résultat, même les plus minimalistes d’entre eux apportent une réelle plus-value au projet, à l’image du morceau “Everything”.
Sachant cela, l’interprète aurait pu briller et se surpasser, mais il a choisi de jouer la sécurité en abordant chaque thème d’une manière finalement assez superficielle. Venant d’un monument comme Nas, on était en droit d’espérer une parole un peu plus profonde, voire plus incisive sur les sujets graves.
Avec Life is Good, il proposait un album rafraîchissant et réussissait par la même occasion à se réinventer. Six ans plus tard, Nas n’a certes rien perdu de sa superbe, mais il aurait sans doute gagné à prendre plus de risques dans ses lyrics. Surtout qu’au-delà de son retour, on attendait de lui quelques éclaircissements sur ses démons extra-musicaux.
Nasir Jones dans la tourmente
Comme pour Kanye West et ses propos controversés sur l’esclavage, la sortie de Nasir coïncide avec une polémique houleuse pour le rappeur de Queensbridge. En effet, il y a quelques mois, sûrement encouragée par le mouvement #MeToo, son ex-femme Kelis sortait du silence et l’accusait de lui avoir fait subir, notamment sur fond d’alcool, des pressions physiques et psychologiques, en plus de l’avoir trompée durant leurs cinq années de vie commune. Nas ne s’est jamais totalement expliqué sur le sujet.
Tel un Jay-Z plus ouvert que jamais sur l’album 4:44, on aurait pu s’attendre à ce que son ennemi d’hier suive le même chemin vers la rédemption. Il n’en est rien. On ne trouve, sur cet album de Nas, aucune explication ni réaction à ses conflits conjugaux. Seul le titre de clôture, sans pour autant prendre des allures de pardon, semble y faire allusion. Il y fait part de son désir de voir ses enfants et lui être en paix, et d’apprécier les choses simples de la vie pour appréhender le monde en toute humilité.
Si le public peut se réjouir de constater que Nas rappe toujours aussi bien, cet “oubli” a de quoi faire grincer des dents. Le rappeur a beau être une légende du hip-hop, cette ombre noire sur son tableau ne doit pas être éludée. Encore une fois, la question de savoir s’il faut dissocier ou non l’homme de l’artiste va diviser l’opinion. Il n’empêche que, musicalement, Nasir reste un très bon album de rap.