22 ans après, Mauvais Œil de Lunatic reste la consécration du rap hardcore à la française

22 ans après, Mauvais Œil de Lunatic reste la consécration du rap hardcore à la française

Retour sur le parcours d’un duo iconique, Booba et Ali, avec une école de rap, Boulogne, et une œuvre fondatrice du rap français, Mauvais Œil.

Composé de Booba et d’Ali, le duo Lunatic a vu le jour au milieu des années 1990 dans le département des Hauts-de-Seine (92), de longues années avant leur album Mauvais Œil. Proches du Beat de Boul des Sages Poètes de la rue, les deux rappeurs commencent à se faire un nom dans différents cercles hyperactifs à l’époque : le collectif hors-norme La Cliqua, par le biais d’Egosyst et de Coup d’État Phonique, puis le crew Time Bomb, avec le style révolutionnaire des X-Men, suivi d’Oxmo Puccino, des Jedi ou de Pit Baccardi.

À voir aussi sur Konbini

Après de multiples histoires et péripéties, les années 1990 les mènent à leur seul et unique album, Mauvais Œil, à la fois un résumé de leur parcours fou et une ouverture vers un nouveau rap français.

En 1994, Booba est alors danseur sur scène pour le Coup d’État Phonique et apprend ses premières rimes avec le rappeur Egosyst. Avec Ali, ils se rapprochent ensuite de Zoxea et des Sages Po, qui viennent de lancer Beat de Boul, une équipe spéciale venue de Boulogne et du 92.

Dans cette écurie, on retrouve Mala et Malekal Morte, LIM et son groupe Mo’vez Lang, Salif de Nysay ou encore Sir Doum’s, des artistes qui seront très proches de Booba et Ali dans leurs premières sorties discographiques, jusqu’à Mauvais Œil et même ensuite, sur les premiers albums solos de Booba. Cette école si particulière du 92 va être leur creuset, leur salle du temps. Sauf qu’ils vont en tirer un style plus dur, plus froid, plus violent.

“Dans mon quartier, les frères ont le même emploi
Seul le crime paie et la nuit, ils se déploient”

La réputation de Booba et Ali monte au fil de leurs apparitions en freestyle à la radio avec la clique Time Bomb. Le charisme et la technique indéniables de Booba se font déjà remarquer face aux phrases posées et pleines de sens d’Ali, au timbre de voix si reconnaissable. C’est la synergie qui se crée entre les deux qui offre une nouvelle direction au rap français.

À cette époque, les duos sont très présents dans le rap américain, comme en témoignent Mobb Deep, Smif-N-Wessun, Tha Dogg Pound ou Heltah Skeltah. Lunatic va se nourrir de ce fonctionnement en binôme pour créer ses propres automatismes, ses forces décuplées et ses contradictions uniques. Toute cette ambiance aboutira à une mixtape spéciale avec Cut Killer en 1995.

Puis vient l’électrochoc, un morceau posé sur la compilation Hostile en 1996, “Le crime paie”. Avec un tempo lancinant, un refrain entêtant et des formules reprises depuis à l’infini, Lunatic s’impose comme un nouveau champion possible du rap français avec à ses côtés les X-Men, Ärsenik, Ideal J ou les 2 Bal 2 Neg. “Le crime paie” est un véritable ovni dans la musique de l’époque, il ne ressemble à rien de ce qui a été fait auparavant. Booba et Ali sont totalement dans l’air du temps américain, tout semble simple, limpide… et hardcore.

“Leur dernière vision sera un gun et un chauve”

Car toute la symbolique de Lunatic, du début à la fin, reste là, dans cette dimension crue, dure et directe. Dès son premier morceau, le duo prend le virage du gangsta rap, parlant d’histoires de dealers ou de braqueurs, là où le reste du rap français est encore très engagé à la NTM, Assassin ou plus cool à la MC Solaar – hormis Ministère A.M.E.R., qui était déjà dans cette lignée. Lunatic ouvre une nouvelle brèche plus dure sur sa vision de la société et de la rue. Cette vision forte est maintenue par les productions exigeantes et sèches de Time Bomb, signées DJ Mars et DJ Sek.

Leur deuxième apparition sur une compilation est sûrement la meilleure. En 1997, ils posent “Les vrais savent” en deuxième position sur L 432, juste après leurs amis d’Ärsenik. L’ambiance est crépusculaire, comme directement extraite de l’album Hell on Earth, de Mobb Deep. L’enchaînement des rimes de Booba et Ali est ciselé, l’un et l’autre se répondent avec leur propre style.

La symbiose entre les deux rappeurs est alors indéniable et atteint son paroxysme. “Les vrais savent” reste un témoin incroyable de la possibilité pour Lunatic de créer un album cohérent, fort et inédit en 1997. Puis Booba disparaît, écrivant une partie de sa légende.

Une pause obligatoire qui crée une attente incroyable

En 1997, Lunatic, et surtout Booba, est au centre de toutes les discussions des passionnés de rap. Tout le monde voit l’avenir de la musique française entre les mains du rappeur de Boulogne. Après une altercation avec un taxi, Booba va passer 18 mois en prison. Cette pause obligatoire va avoir un double effet sur Lunatic. Elle va freiner l’ascension du groupe, alors que tous les autres talents du moment signent de gros contrats et sortent leurs albums (Ärsenik, Fonky Family, Ideal J, Oxmo Puccino, Rohff…).

Elle va aussi créer une attente inédite dans le rap français sur le retour de Booba et sa reprise possible de la ceinture de champion, comme Mohamed Ali revenant de sa mise à pied suite à son refus d’aller au Vietnam. Booba est déjà celui que tout le monde veut voir gagner. Quand il sort de prison, il enchaîne quelques featurings et la stupeur grandit : il a changé de style, il rappe plus lentement, avec une voix différente. C’est presque un autre Booba. Le public vient de comprendre une donnée qui se répétera plusieurs fois dans les années qui suivent : Booba mute, il se met à jour, il modifie ses références et son style, il va devenir le plus grand champion que le rap français connaîtra.

Pendant l’incarcération, Ali maintient le bateau à flot et ouvre une porte pour un album, dont tout le monde sait déjà qu’il sera mythique. Cette discussion permanente entre le dedans et le dehors sera parfaitement illustrée dans le morceau “La Lettre”, un classique de Mauvais Œil, qui sera souvent repris par d’autres artistes plus tard.

Le mètre étalon du rap hardcore français

Lunatic revient donc sous les regards de tout le rap français en 1999 avec un titre fort, “Civilisé”, et un nouveau label, 45 Scientific. Cette structure a été montée uniquement autour du groupe, avec Geraldo et Jean-Pierre Seck. Le but : être totalement indépendants. “Civilisé” est une plateforme folle du nouveau style de Booba, haché, cru, presque parlé, sans aucun artifice. Le duo se polarise. Ali devient de plus en plus spirituel, engagé et codé. Booba devient de plus en plus terre à terre, direct, avec des images extrêmes et crues. C’est exactement cette énergie nouvelle, encore plus frictionnelle, qui va donner naissance à Mauvais Œil, un véritable ovni du rap français qui n’aura lieu qu’une fois. Comme la naissance. Comme la mort.

Ce qui est marquant dans la conception de Mauvais Œil, c’est qu’il oscille entre attente et urgence, mais qu’il est maîtrisé de bout en bout. La production est un mélange du Lunatic d’avant et de celui d’après. Geraldo et son cousin Cris Prolific jouent sur le son analogique, sec et lugubre (très Mobb Deepien) des débuts de Lunatic, pendant que de nouveaux talents émergent avec un son plus synthétique et métallique : Marc et Clément d’Animalsons, ainsi que Fred Dudouet, alias Le Magicien.

Un peu comme l’alliance étrange des thèmes de Booba et Ali, ces sonorités très différentes forment un ensemble cohérent, brut. Les changements de batteries et de rythmiques offrent un parfait écrin pour les crochets en pleine mâchoire de Booba et les réflexions spirituelles profondes d’Ali. Une victoire sur tous les tableaux.

Morceau d’ouverture après l’intro et seul clip du groupe, “Pas le temps pour les regrets” va devenir un étendard parfait pour le duo, avec son violon lancinant et ses paroles sans retour en arrière. Tout l’album est une déclaration de guerre face à un rap français qu’ils considèrent comme trop vieux ou arriéré. Les extraits “Si tu kiffes pas…” et “Le son qui met la pression” sont des brûlots sans réelle thématique, croisant toute la colère contenue de Booba avec la sagesse contenante d’Ali.

Puis il y a les expériences comme “Groupe sanguin” et “Le silence n’est pas un oubli”, musique concrète en 2000 dans le milieu du rap français. Les proches Sir Doum’s, Malekal Morte et Jockey assurent une ouverture supplémentaire, mais tous les yeux sont rivés sur la moindre ligne de Booba, précise, efficace, criante de vérité. Le succès sera total jusqu’au disque d’or, en totale indépendance. Et sans le streaming. Mauvais Œil devient un modèle d’album qui sera souvent pris comme exemple par les générations suivantes de rappeurs.

La dichotomie devient le moteur principal, la double lecture possible de chaque morceau, chaque parole, mais “si tu en tues un, protège ton dos car il en reste un”. Ce talent d’équilibriste cumulé par les deux rappeurs assure à Lunatic un des albums les plus passionnants et construits du rap français, ouvert à toutes les théories, analysé pour son écriture et sa technique.

Or, cet équilibre est menacé par l’impact de Booba sur le rap français, son aura déjà énorme pour un début de carrière. Comme Prodigy au sein de Mobb Deep, Booba a trop de textes, trop de coups de poing, trop d’images marquantes qu’il faut délivrer. Il part alors sur son premier album solo, Temps mort, qui marque la fin de son aventure avec 45 Scientific et de son duo avec Ali, Lunatic.

Reste un dernier morceau, “Strass et Paillettes”, sur Temps Mort, qui sonne comme un chant du cygne, mélancolique et sombre. Avec une mélodie qui semble jouée à l’envers, comme si l’équilibre Lunatic était arrivé au bout de la bande magnétique de la cassette et que l’histoire se rembobinait à grande vitesse pour réécouter ces années 1990 hors-norme et légendaires. Entre deux eaux, entre deux raps. Entre la vie et la mort.