Il y a presque un mois jour pour jour, Cannes Classics, la sélection patrimoniale de la 75e édition du Festival de Cannes, s’ouvrait sur un coup d’éclat et redonnait ses lettres de noblesse à un chef-d’œuvre du cinéma depuis trop longtemps disparu des écrans.
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Applaudissements nourris pendant de longues minutes, salle transie et émue, critiques admiratives d’une presse conquise : de là-haut, Jean Eustache tenait une bien belle revanche. Il faut dire qu’à sa venue à Cannes pour le film en 1973, les choses ne s’étaient pas du tout déroulées de la même façon. Si le film remporte le Grand Prix, il est récompensé dans un climat houleux. Ingrid Bergman, la présidente du jury, le déteste. La presse dénonce un film agaçant où tout sonne faux. Gilles Jacob, pas encore président du festival mais déjà critique de cinéma, dira même :
“Je trouve que c’est un film merdique […]. Je trouve que c’est un non-film, non filmé par un non-cinéaste et joué par un non-acteur.”
Nourri par sa proximité avec la Nouvelle Vague, Jean Eustache pousse les obsessions de Godard, Rivette et les autres jusqu’à leur paroxysme. Son film sentimental au long cours – qui dure 3 h 40, tout de même –, inspiré directement de sa vie et de ses amours, fait scandale et choque autant par sa proposition artistique hors norme que par les perversions morales qu’il met en scène.
Le film devient dès lors un serpent de mer difficile à visionner, un chef-d’œuvre maudit. Invisible mais pas oublié, son mythe ne fait que grandir. Ceux qui parviennent à le voir le découvrent généralement sur des copies pirates qui se passent de main en main comme des reliques sacrées.
Cinquante ans plus tard, il semblerait que le milieu du cinéma lui ait enfin pardonné. En janvier dernier, le producteur Charles Gillibert et Les Films du losange annoncent la sortie d’une nouvelle version restaurée et font part de leur fierté de donner à ce grand film une seconde vie au ciné.
Un long trip cinématographique
Au lendemain de Mai 68, dans un Saint-Germain-des-Prés poétique et sensuel, Alexandre, joué par un Jean-Pierre Léaud désinvolte, aussi drôle qu’agaçant, est un dandy oisif qui passe son temps à lire en terrasse des cafés, à flâner dans Paris pour y puiser l’inspiration d’un livre qu’il n’écrira jamais et, surtout, à séduire la gent féminine.
N’ayant pas le moindre sou, il vit au crochet de Marie, sa maîtresse plus âgée qui travaille dans une boutique de mode, mais tente en parallèle de reconquérir son ancienne petite amie, Gilberte, qui ne cesse de l’éconduire. Alors qu’elle vient une dernière fois de repousser ses avances lors d’un rendez-vous à la terrasse des Deux Magots, Alexandre croise le regard de Veronika, une infirmière farouchement libre, dont il tombe immédiatement sous le charme.
Commence alors un étonnant triangle amoureux entre le jeune homme, sa maîtresse et cette mystérieuse apparition. Alexandre ne cache à aucune des deux ses liens avec l’autre, il ne voit pas le problème et cela ne semble pas en poser non plus aux deux femmes qui s’apprécient. Mais peu à peu, les choses s’enveniment, et cet incorrigible badin doit faire un choix entre la maman et la putain.
Avec des mots crus (le mot “baiser” est prononcé 128 fois) et un goût prononcé pour la provocation, Jean Eustache se fait le peintre malicieux des atermoiements amoureux. Conte doux-amer, La Maman et la Putain est un long trip cinématographique de 3 h 40 qu’on voudrait ne jamais voir s’arrêter. Avec une amplitude narrative hors norme, une folle liberté de ton, des dialogues conçus comme de sublimes envolées littéraires et une réalisation dépouillée à l’extrême, c’est un chef-d’œuvre qui suspend le temps et le manifeste d’un cinéma antimoderne envoûtant.
À nouveau en salles, courez voir ce monument. Pour Jean Eustache, Alexandre, Marie, Veronika, une seconde vie peut commencer.