Au cœur de la pandémie, alors que certains apprenaient à faire du pain ou à tricoter, Felix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch ont écrit un film : Les Huit Montagnes, en salle le 21 décembre. Cette histoire d’amitié entre deux garçons de l’enfance à l’âge adulte est adaptée d’un roman de l’Italien Paolo Cognetti, sorti en 2017.
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Le récit, situé dans la région du Val d’Aoste, nous transporte dans des paysages d’une rare pureté, au sommet de montagnes italiennes superbement photographiées. Écrite pendant le premier confinement et révisée pendant le second, cette bouffée d’air frais visuelle a aussi offert une respiration inattendue aux deux cinéastes flamands.
© Alberto Novelli © 2022 WILDSIDE S.R.L. – RUFUS BV – MENUETTO BV – PYRAMIDE PRODUCTIONS SAS – VISION DISTRIBUTION S.P.A.
“On a été confinés, et on s’est retrouvés”
“C’était un moment difficile dans notre couple”, explique Felix Van Groeningen.
“On avait quand même décidé d’écrire ce projet ensemble, mais on pensait que ça irait plus vite, on avait prévu six semaines. Et puis on a été confinés pendant plusieurs mois, et on s’est retrouvés. C’était parfois super difficile, mais aussi très beau. On ne pouvait pas s’enfuir, ou plutôt se fuir [rires]. On devait faire face à nos problèmes, et on les abordait à travers le travail qu’on faisait.”
Charlotte Vandermeersch, qui avait au départ seulement envisagé de coécrire le film avant de rejoindre la réalisation, confirme :
“C’était un projet qui ne parlait pas littéralement de couple ou des problèmes qu’il peut y avoir dans un couple, mais aussi de choses très essentielles de la vie, de nos pères, de la mort, de la jeunesse… Comment s’exprimer envers l’autre, accepter les choix de l’autre.”
Une autothérapie qui leur a valu le Prix du jury au Festival de Cannes 2022. Avec un joli bonus : la possibilité de faire des repérages et de tourner en pleine montagne, alors qu’une partie du monde était encore confinée ou à l’arrêt. “C’était grand luxe”, confie le réalisateur de Belgica et Alabama Monroe.
Les Huit Montagnes démarre lorsque Pietro (Luca Marinelli), en vacances, fait la rencontre de Bruno (Alessandro Borghi), le “dernier enfant” d’un petit village de montagne italien qui glisse lentement vers l’abandon. Chaque été, les deux se retrouvent, jouent ensemble et explorent la montagne avec le père de Pietro.
Un jour, les parents de Pietro proposent à Bruno de venir vivre avec eux en ville, espérant offrir de meilleures opportunités au jeune garçon. Une offre maladroite qui sépare les deux adolescents, avant que les circonstances ne les rassemblent de nouveau à l’âge adulte.
Charlotte Vandermeersch et Felix Van Groeningen racontent avec beaucoup de retenue le rapport entre les deux hommes, mais aussi leur ancrage dans la montagne, cet environnement qui les a construits chacun à leur manière. Le couple de cinéastes, qui s’est installé en montagne pendant le tournage, explore aussi la naïveté avec laquelle certains citadins idéalisent la nature, sans réaliser la dureté des conditions de vie et de l’isolement en altitude.
Avec des plans époustouflants tournés au drone ou en steadicam, le film retranscrit comme peu d’autres la beauté sauvage et l’exaltation des sommets, saison après saison. Une échappée salvatrice pour toutes celles et tous ceux qui se remettent encore de l’enfermement subi lors de la pandémie. “Ce que le Covid-19 a fait pour beaucoup de gens, l’envie de se ressourcer et d’aller dehors, ça faisait déjà partie du projet, mais ça lui a donné encore plus d’importance”, confirme Felix Van Groeningen.
Choix surprenants
Le format 4:3 (parfois surnommé “format carré”), de plus en plus plébiscité au cinéma, peut d’ailleurs sembler surprenant pour filmer l’immensité montagnarde. L’idée est venue à Felix Van Groeningen pendant la préparation du tournage :
“Au départ, on avait dit : ‘C’est la montagne, on fait en scope.’ Et puis, pendant la préparation, on faisait des shot lists pour voir comment filmer quelques scènes, et on ne s’en sortait pas. Tout à coup, j’ai vu des photos carrées des endroits où on allait filmer, et j’ai mis ça sur la table. Ça marche très bien parce que la montagne est un espace vertical, donc tu peux jouer avec la hauteur.”
Le cinéaste admet s’être aussi inspiré de films récents tournés dans ce format, notamment Ida et Cold War de Paweł Pawlikowski : “J’avais remarqué une très grande liberté dans le cadrage.”
L’autre surprise du film, c’est son absence presque totale de conflits externes, à contre-courant de nombreux drames classiques. Malgré les secrets et les blessures, l’amitié de Pietro et Bruno résiste à tous les obstacles – y compris à l’arrivée de Lara, qui flirte d’abord avec l’un avant de se mettre définitivement en couple avec l’autre. “Est-ce que c’est pas le top de l’amitié ? Il faut être de très grands amis pour accepter ça !” rigole Felix Van Groeningen. “C’est la vie, quelqu’un d’autre arrive et prend la place”, ajoute Charlotte Vandermeersch, précisant :
“J’ai eu bien des histoires comme ça dans mon adolescence, où je me suis dit : ‘Ah, je pensais que ça devait être moi, et en fait c’est elle, ah merde, trop tard.‘ [rires] C’est comme ça que se passent les choses, et ça influence tout dans la vie : tu rates un moment, et le reste de l’histoire se crée.”
Alberto Novelli © 2022 WILDSIDE S.R.L. – RUFUS BV – MENUETTO BV – PYRAMIDE PRODUCTIONS SAS – VISION DISTRIBUTION S.P.A.
Conflits internes
Pour les deux cinéastes, il était crucial de raconter une histoire d’amitié où ni la jalousie ni la compétition n’ont leur place. La seule vraie confrontation entre les deux personnages, une scène de dispute physique, a même été réécrite par le couple, pour ne garder au final qu’un dialogue houleux, comme l’explique Felix Van Groeningen :
“Pendant le tournage, on a réalisé que si on poussait, ça devenait faux. On a refait, refait, refait la scène, et puis finalement, on s’est dit que ce n’était pas le film que l’on faisait. Parce que c’est ça qui est beau, il y a des tensions, des non-dits, mais ils n’ont pas de conflits, en fait [rires]. Donc dans ce sens, c’est pas un film normal.“
Malgré l’arrivée du personnage de Lara, certains spectateurs ne résisteront pas à une lecture homoérotique du film, qui a déjà été qualifié de “Brokeback Mountain hétéro” dans certains recoins d’Internet. Les cinéastes, qui disent avoir voulu raconter cette histoire d’amitié “comme une histoire d’amour”, admettent que cette possibilité leur a traversé l’esprit. Même si là aussi, ils ont préféré opter pour les non-dits. “C’est une tension dans le livre aussi, on se pose la question, mais ce n’est jamais vraiment abordé”, explique Felix Van Groeningen.
Charlotte Vandermeersch estime quant à elle :
“Il y a une grande tendresse entre eux, mais aussi une impossibilité. J’ai le sentiment qu’ils veulent toujours être plus proches de l’autre mais que ce n’est pas possible. Et même si Pietro avait voulu faire un ‘move’ envers Bruno, il n’aurait jamais osé je pense. […] Parfois, c’est comme ça, moi aussi j’ai connu des moments similaires dans ma vie ou dans des amitiés. Cette lecture se comprend, mais on n’a pas voulu forcer plus que ça.”
C’est peut-être sa limite, mais c’est aussi pour ça qu’on l’a tant aimé : Les Huit Montagnes est un voyage méditatif et mélancolique, qui laisse le spectateur créer son propre chemin.