Le 21 mai 1796, Ona Maria Judge Staines avait 22 ans et n’avait jamais connu la liberté. Un soir, alors que ses maîtres dînaient, elle s’est enfuie et a quitté Philadelphie à bord d’un navire en partance pour le New Hampshire. Avec l’aide de réseaux abolitionnistes, elle a acquis sa liberté, et ce pour le restant de sa vie. Son nom et son histoire sont bien moins célèbres que ceux de ses maîtres, George et Martha Washington, à savoir le premier président américain et son épouse.
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Raconter la trajectoire et le courage d’Ona Maria Judge Staines, 172 ans après sa mort, vise à mettre en lumière la totalité de l’histoire états-unienne et déplacer l’angle de vue pédagogique habituel. C’est ce qu’a voulu faire Dragonfly, pseudonyme derrière lequel se cache l’artiste aux multiples facettes Robin Laverne Wilson. Mardi 3 novembre dernier, jour des élections américaines, elle a donné corps à cette figure historique et à une voix passée sous silence face au vacarme du roman national dominant.
“[L’objectif de l’artiste] est d’édifier la mémoire d’une mère fondatrice oubliée de l’Amérique ; d’amplifier le paradoxe de la liberté noire vue comme une fuite ; de mettre en lumière les complexités de l’esclavage américain et de contribuer au débat concernant qui on choisit de commémorer, à un moment où l’on se dirige vers un mouvement de décolonisation”, détaille un communiqué.
Un parcours historique et symbolique
Vêtue d’une coiffe et d’une robe d’époque, traînant derrière elle un charriot, Dragonfly a parcouru près de 3,4 kilomètres dans l’Upper West Side (à l’ouest de Central Park). Les lieux traversés n’ont évidemment pas été choisis au hasard. Elle a commencé sa performance à Seneca Village, désormais situé dans Central Park, qui servait auparavant de “refuge” pour les personnes noires souhaitant échapper “au racisme et à la surpopulation du Lower Manhattan”, précise Hyperallergic. Au XIXe siècle, les quelque 300 propriétaires du refuge ont été expulsé·e·s, ne recevant qu’une très maigre compensation, pour que soit construit le parc.
Les bras ouverts, Ona Maria semble observer les lieux et contempler son évolution. En fond sonore, la voix de Jared Kushner (conseiller et gendre de Donald Trump) tonne en boucle. La citation entendue est tirée d’un entretien datant de la mi-octobre. Il y affirmait que Trump avait des stratégies pour aider les Noir·e·s Américain·e·s “à sortir des problèmes dont ils se plaignent mais [qu’il ne pouvait] pas y arriver s’ils ne [voulaient] pas eux-mêmes réussir”. Ce racisme décomplexé et culpabilisateur envers les personnes noires est mis en contraste avec le refuge du Seneca Village, montré par Dragonfly, “ces terres qu’on a pris de force [aux Afro-Américains]”.
Quittant ce premier lieu, Dragonfly tombe sur un groupe d’enfants en sortie scolaire, aux airs interrogateurs. La rencontre prouve l’importance de ce genre d’actions, qui engendrent discussions, découvertes et ouverture d’esprit. Après Seneca Village, le personnage quitte Central Park et s’arrête devant le Musée d’histoire naturelle, où est érigée une statue de Théodore Roosevelt “entourée d’un personnage africain et d’un personnage amérindien”. Sur demande du musée, le maire de New York Bill de Blasio a accepté de bientôt la faire disparaître, reconnaissant que la statue “représent[ait] explicitement les Noirs et natifs américains comme assujettis et racialement inférieurs”.
Plus loin, Dragonfly rencontre le buste sculpté de Frederick Douglass, célèbre abolitionniste américain. Lui aussi était né esclave et s’est libéré. Bien que Frederick Douglass et Ona Maria Judge Staines ne se sont jamais rencontrés de leur vivant, Hyperallergic rappelle que leurs écrits étaient publiés dans les mêmes journaux abolitionnistes dans les années 1840.
Une performance convulsive
La performance intitulée Absconded (“Enfuie”) n’est pas qu’un rappel du passé. Elle permet de voir le présent sous un autre angle et d’interroger le futur. La lenteur des mouvements de l’artiste et la façon dont ses yeux examinent les environs forcent le public à regarder à deux fois ce qu’on omet souvent. Elle met par exemple en parallèle un groupe de personnes attablées autour de grandes assiettes garnies sur la terrasse d’un restaurant et, à quelques mètres d’elles, un homme qui dort sur un morceau de carton posé sur le bitume.
La performance prend fin devant l’hôtel de Trump. L’artiste est “prise de convulsions”, rapporte la journaliste Valentina di Liscia. Sur un fond musical inquiétant, le public ressent “un danger imminent et l’espoir d’une promesse”. Cinq jours plus tard, ce même groupe aura eu sa réponse : Donald Trump ne cumulera pas un second mandat en janvier 2021.