Combien de grands projets naissent les samedis soir, attablés autour d’un, deux ou trois verres en refaisant le monde jusqu’à l’aube ? Parfois, ces rêves de gosse se fracassent au petit matin à la dure réalité, parfois, ils se réalisent et entrent dans l’Histoire. C’est exactement comme ça que Métal Hurlant, la revue de bande dessinée cultissime, a vu le jour.
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Au début des années 1970, quelques années avant de devenir le dessinateur et scénariste acclamé dans le monde pour Delirius, La Nuit ou Salammbô, Philippe Druillet réunit chez lui tous les samedis soir des artistes, des illustrateurs, des écrivains et des penseurs de tout horizon pour discuter d’utopie et de science-fiction.
C’est dans son salon que se rencontrent Jean-Pierre Dionnet, alors libraire chez Futuropolis, scénariste amoureux de comics à ses heures perdues, et Jean Giraud, dessinateur de la série à succès Blueberry qui vient tout juste de prendre le pseudonyme de Moebius pour se lancer dans la SF.
Quatre garçons dans le vent, La Team Métal Hurlant (© Claude Gassian)
Instantanément, nos trois larrons deviennent inséparables et travaillent ensemble dans la revue reine de bande dessinée française, Pilote. Pour autant, ils ne cessent de remettre en cause les modèles de la création française, ils se rendent même à New York pour rencontrer les rois du comics américain Lee Falk et Stan Lee.
Ils tâtonnent. Quand et comment passer à l’action ? Un grand schisme dans les rangs du neuvième art va alors leur fournir une occasion en or. En 1972, un putsch éclate à Pilote mené par Gotlib, Claire Bretécher et Nikita Mandryka. Les trois dessinateurs s’affranchissent du giron écrasant du tout-puissant Goscinny et créent une revue concurrente, plus moderne et impertinente, L’Écho des savanes. Il faut tuer le père.
Druillet, Moebius et Dionnet quittent alors à leur tour Pilote pour mener à bien leur rêve de toujours : fonder un magazine de bande dessinée consacré à la science-fiction, voulant explorer des univers plus sexy, moins convenus, affranchis de morale et de codes esthétiques.
En 1974, le trio s’associe à l’homme d’affaires Bernard Farkas et crée Les Humanoïdes associés, une maison d’édition qui publiera cette revue de science-fiction trimestrielle.
“Heureusement qu’on a parlé de notre projet à Mandryka. C’est lui qui nous a soufflé Métal Hurlant. On était décidés, on voulait l’appeler Banane Mécanique, quelle connerie !”, expliquait J.P Dionnet.
La Bible d’une génération
Le premier numéro sort en janvier 1975 et défraye la chronique. Nudité, violence, dessins outrageants, délirants, hallucinants et hallucinés, la revue est immédiatement interdite au moins de dix-huit ans et devra attendre 1978 pour faire céder la censure de l’État.
Métal Hurlant heurte les vieux briscards de la bande dessinée autant qu’il séduit la jeune génération. En plus d’accueillir en son sein les dessinateurs les plus prometteurs de l’époque comme Jacques Tardi (qui vient de créer Adèle Blanc-Sec), le grand Enki Bilal, René Pétillon ou Caza, il propose des commentaires sur les œuvres de science-fiction qui font l’actualité et introduit dans ses pages des critiques rock signées par Philippe Manœuvre.
(© Les Humanoïdes Associés)
C’est une déflagration. Porté par la jeune génération qui tient enfin sa bible punk et contestataire et par l’incroyable essor de la bande dessinée dans les mœurs culturelles françaises, le magazine devient bimestriel dès le numéro 7, puis mensuel à partir du numéro 9.
En 1977, Métal Hurlant s’offre même un alter ego américain, Heavy Metal, et exporte son aura outre-Atlantique. Une parution parallèle qui jouera un rôle clé dans l’immortel héritage de la revue. Métal Hurlant s’internationalise et accueille dans ses pages les futures stars de la bande dessinée mondiale : l’italien Hugo Pratt y réalise de nombreux dessins qui dénotent avec son héros Corto Maltese, Jodorowsky pose avec Moebius les bases de l’Incal, Charles Burns affûte ses crayons avant El Borbah, Richard Corben se prépare à devenir le roi du comics.
Incohérence, inconscience et plaisir dictent les choix éditoriaux et ça fonctionne. Le joyeux bordel parisien devient un phénomène planétaire.
(© Les Humanoïdes Associés)
Des génies du dessin, pas des mathématiques
Derrière l’influence galopante de Métal Hurlant se cache pourtant une réalité économique désastreuse et les années 1980 vont sonner le glas de la folie créatrice de Dionnet et de ses comparses, comme ce dernier nous raconte :
“Pour monter le projet et séduire les rares investisseurs, Bernard Farkas nous avait dessiné de belles mais de fausses courbes de croissance. Dès le numéro 10, on s’est aperçu qu’un trou se creusait et qu’il ne ferait que s’agrandir.”
Le succès de nombreux dessinateurs comme Frank Margerin ou Moebius retarde l’échéance mais la revue fonce vers une mort certaine. Pire, le ras-le-bol s’empare des dessinateurs. Mal payés, parfois pas du tout, alors que Dionnet mène la grande vie à crédit, ils quittent le navire. En 1981, Druillet lui-même décide de tirer sa révérence.
À partir du numéro 80, la situation se désagrège et si l’effervescence créatrice est encore là, le naufrage économique se confirme. En 1984, pour le numéro 106, Métal Hurlant est racheté par Hachette. Une assistance respiratoire bienvenue mais une trahison de l’esprit Humanos pour Dionnet :
“On avait cette identité libre, impertinente, trash et Hachette est venue avec des zut, crotte, on aurait dit Les Inconnus : Auteuil, Neuilly, Passy, tel est notre ghetto.”
Après une lutte acharnée, Métal Hurlant s’éteint au numéro 133, une fin en eau de boudin qui n’entachera pourtant jamais la réputation indéboulonnable de ce rêve de geek devenu réalité.
Le Retour du Roi
En effet, depuis la disparition de Métal Hurlant en 1985, pas une année n’est passée sans une rumeur de nouvelle formule ou de seconde vie. La revue a profondément marqué toute une génération de dessinateurs, d’écrivains et de journalistes qui rêvent de diriger leur Métal Hurlant.
En juillet 2002, une première tentative concrète est lancée. Un numéro 134 est publié par Les Humanoïdes associés sous la houlette de Fabrice Giger, un éditeur à la tête de la branche américaine des Humanos. Elle se présente au format comic book, est diffusée uniquement en librairie et cherche à mettre avant de jeunes auteurs.
Si on y retrouve des noms prestigieux comme François Boucq, Bastien Vivès ou Blutch, cette nouvelle formule, trop hésitante, trop policée, ne prend pas et s’arrête dès septembre 2004. Comme un cruel symbole, son seul succès sera le hors-série publié en 2006, un numéro spécial qui clame la mort de Métal Hurlant.
Le numéro spécial d’Adieu de 2006 (© Les Humanoïdes Associés)
Mais le monstre est immortel. Malgré l’oraison funèbre, Métal Hurlant a droit aujourd’hui à une troisième vie. Sous la houlette du grand amoureux de la BD Vincent Bernière et du dessinateur Ugo Bienvenu et grâce au financement participatif, un premier tome paraît en septembre 2021. Il intègre 20 histoires réalisées par des dessinateurs prometteurs comme Merwan Chabane et Mathieu Bablet.
Mais le résultat déçoit et échaude les esprits des vieux briscards des Humanos, comme Dionnet :
“Il y avait un côté un peu trop Télérama et des univers graphiques bien trop sages et similaires, comme si Ugo Bienvenu avait appelé tous ses potes sans penser à la diversité inhérente à Métal Hurlant.”
Vincent Bernière est remercié après seulement un tome et le rôle de rédacteur en chef est confié à un ancien de la maison, le scénariste et directeur artistique Jerry Frissen. Ce dernier explique :
“À 13 ans, je savais déjà que l’école n’était pas pour moi, je rêvais d’être criminel et puis j’ai découvert Métal Hurlant. Après quelques pages, je savais que je voulais faire ça. Métal Hurlant m’a en quelque sorte sauvé la vie alors je me voyais bien lui rendre la pareille.”
Des années après, Enki Bilal retrouve la couverture de Métal (© Les Humanoïdes Associés)
Après ce faux départ, la véritable nouvelle formule se dessine. Si la nouvelle équipe conserve la très bonne idée de Vincent Bernière, l’alternance entre un numéro vintage rendant hommage aux monstres sacrés de la revue et un numéro dédié à la jeune génération, elle acte le retour à un rythme trimestriel. Surtout, elle se dote d’une figure protectrice, un “ange tutélaire” exceptionnel en la personne de Jean-Pierre Dionnet. La machine se rode, s’affirme et plaît au public.
Métal Hurlant tombe à pic. La science-fiction est sur toutes les lèvres et on est bien loin du genre underground de l’époque. Le futur est devenu un élément central du débat public et la revue s’en empare à sa manière. Un numéro sur l’exploration spatiale vers Mars, un autre sur le Métavers et bien d’autres à suivre, le moment semble parfaitement choisi pour réussir sa nouvelle vie.
Le rêve américain
(© Les Humanoïdes Associés)
Avec le retour de Métal Hurlant sur le devant de la scène et notamment avec les numéros pairs “Vintage” rendant hommage aux dessinateurs qui ont fait tout le génie de cette revue, on mesure l’influence monumentale que ces déglingos ont pu avoir sur la pop culture d’aujourd’hui et plus particulièrement sur Hollywood.
L’alter ego américain Heavy Metal, par ses créations originales mais surtout par ses traductions des histoires made in France, semble avoir bercé toute une génération de monstres sacrés du cinéma de science-fiction américain.
L’anecdote la plus connue est aussi la plus drôle. Elle est représentative à la fois de la puissance d’imaginaire que faisait naître Métal Hurlant dans l’esprit des artistes mais aussi du terrible sens des affaires de ses dirigeants.
À la fin des années 1970, un lundi en conférence de rédaction, débarque un Australien habillé comme Crocodile Dundee qui annonce vouloir faire un film appelé Métal Hurlant en hommage à la revue qu’il dévore chaque mois. Pas impressionné par cet illuminé, Jean-Pierre Dionnet l’éconduit gentiment.
“J’ai cru que c’était le fou du jour, mais c’était George Miller et son film s’appelle aujourd’hui Mad Max.”
De manière directe et assumée, les histoires courtes publiées par nos frenchies dans Métal Hurlant ont inspiré les plus grands. Exemple flamboyant, Philippe Druillet est l’un des rares artistes dont George Lucas reconnaît ouvertement l’influence pour la saga Star Wars. La légende veut même qu’il soit indirectement, grâce à ses dessins, à l’origine de la tenue et du masque de Dark Vador.
Ridley Scott dans Blade Runner avoue également avoir piqué de nombreux plans au dessinateur pour composer en 1982 son Los Angeles de 2019. Comme un symbole, lors de l’avant-première parisienne de Dune en septembre 2021, Denis Villeneuve s’est même agenouillé devant Jean-Pierre Dionnet et Philippe Druillet pour leur exprimer son admiration et sa dette. Le réalisateur canadien avait lourdement insisté auprès de la Warner pour que les deux hommes soient ses invités.
Glorieux fantôme, Métal Hurlant et son inépuisable fabrique d’imaginaire continue encore et toujours à hanter les studios d’Hollywood. Dernièrement, c’est Moebius et son héros John Difool qui ont fait l’actualité. Après de nombreux projets tombés à l’eau, il semblerait que l’Incal soit entre les mains du réalisateur Taika Waititi, à qui l’on doit notamment les dernières adaptations du héros Marvel Thor et qui réalisera le prochain film Star Wars. Affaire à suivre donc…
Malheureusement pour nos génies, il faudra se contenter des honneurs. Car si l’influence fut décisive, les récompenses financières manquent toujours à l’appel. Dur à encaisser alors même que Star Wars, Blade Runner ou Dune sont des blockbusters aux scores pharaoniques.
Pourtant, aucune amertume du côté de l’équipe de Métal Hurlant, comme nous explique Dionnet :
“Philippe Druillet a toujours relativisé à ce sujet. Il me disait : ‘il ne m’a pas copié, il a copié un mec qui m’a copié’, on est rentré dans la culture commune maintenant.”
Comme un Balzac ou un Dumas, leur œuvre dépasse désormais les générations et a gagné autre chose que de l’argent, le statut de classique qui ne connaît pas l’épreuve du temps.