Après plusieurs titres aux côtés du producteur canadien, parmi lesquels le récent “Cherish”, cette Franco-Djiboutienne basée à Montréal planche actuellement sur son premier EP. L’occasion d’en savoir plus sur ses inspirations et ses ambitions.
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Un peu plus de 5 000 kilomètres nous séparent, et pourtant, Shay Lia, suspendue à l’autre bout du fil, me paraît on ne peut plus familière. Pur produit des années 1990, née d’un mariage métissée et bercée par les grandes figures afro-américaines de la soul et du R’n’B, cette Montréalaise de 24 ans partage avec moi plusieurs points communs. À la différence près (et pas des moindres) que cette dernière a choisi de suivre les traces de nos idoles communes que sont Aaliyah, Sade et Beyoncé.
Repérée en 2016 pour son apparition sur “Leave Me Alone” de Kaytranada, cette native de Toulouse, qui a grandi à Djibouti avant de s’installer à Montréal, distille une musique envoûtante, coincée quelque part entre la puissance de la soul, l’électricité de la musique électronique et la nostalgie du R’n’B.
Au cours de notre entretien, elle soulignera l’importance de la “profondeur musicale”, une préoccupation que l’on retrouve sur son dernier single, “Cherish”, une fois de plus produit par son comparse Kaytranada. Avec ce titre, la jeune femme, touchée par la situation du peuple syrien, évoque les problématiques du déracinement et de l’exil.
Inspirée et inspirante, Shay Lia incarne aujourd’hui l’un des nouveaux visages de la scène soul et R’n’B américaine. Encouragée par le succès de ses nombreuses collaborations avec le producteur canado-haïtien, à l’instar des morceaux “3 Months” et “Blue”, elle s’apprête aujourd’hui à dévoiler son tout premier EP. L’occasion d’en savoir plus sur ses influences, ses ambitions et ses rêves.
“Je n’ai pas envie d’avoir un son ancré dans un genre en particulier”
Konbini | Pour mieux comprendre la musique que tu façonnes aujourd’hui, j’aimerais savoir : qu’avais-tu l’habitude d’écouter dans ton enfance ?
Shay Lia | Avec mon père, on écoutait énormément de jazz, du Miles Davis et du Coltrane, mais aussi du reggae, avec Bob Marley, et du Prince aussi… Des classiques donc, mais des classiques très intenses en termes de style. Et du côté de ma mère, c’était beaucoup de R’n’B, avec une pointe de Buena Vista Social Club. Donc un peu de tout, même s’il s’agissait quand même principalement de musiques noires américaines. C’est sans doute la raison pour laquelle je chante en anglais aujourd’hui, tout en étant 100 % francophone.
Il me semble que tu as grandi entre plusieurs continents, de l’Europe à l’Amérique, en passant par l’Afrique…
Oui ! Je suis née à Toulouse, la ville de ma mère, où j’ai grandi jusqu’à mes 4 ans. Après ça, mes parents et moi sommes partis nous installer à Djibouti, d’où mon père est originaire. J’ai vraiment passé toute ma vie là-bas − sauf les étés, où l’on rentrait visiter la famille en France. Et puis à mes 18 ans, après mon bac, je suis partie m’installer à Montréal pour poursuivre mes études supérieures.
Dirais-tu que les cultures émanant de ces différentes villes et pays ont influencé ta musique ?
Je ne sais pas à quel point ces allers-retours se ressentent directement dans ma musique… Ce que je peux te dire en tout cas, c’est que personnellement, ça m’a donné la capacité de mieux comprendre les personnes qui se tiennent face à moi, et de savoir appréhender mon comportement en fonction de ces différentes personnes. Je comprends mieux les différences culturelles et les différentes façons de penser, qui ne sont clairement pas les mêmes entre la France, le Canada et Djibouti.
Mais pour en revenir à la musique, je pense que le fait de connaître plusieurs cultures fait que je n’ai jamais eu l’impression d’être 100 % blanche, ou 100 % issue d’un pays musulman, ou 100 % américaine… En acceptant ça, j’ai compris que j’étais le résultat de plein de choses différentes, et que par conséquent ma musique se nourrirait d’influences très variées. Résultat : je n’ai pas envie d’avoir un son ancré dans un genre en particulier ; je veux juste créer quelque chose qui me ressemble.
“J’ai rencontré Kaytranada à une soirée, et il m’a demandé si je savais écrire des chansons”
Quand est-ce que tu as commencé à prendre la musique au sérieux ?
Le véritable déclic a eu lieu à mes 14 ans. À cette époque, on vivait en France avec mes parents, près de Bordeaux et… j’ai découvert YouTube [rires] ! Non, sans rire, ça a changé ma vie ! Notamment parce que YouTube regorgeait de reprises, que j’adorais analyser, disséquer. J’essayais de comprendre pourquoi telle ou telle vidéo avait plus de vues qu’une autre.
Je me disais : “Est-ce que c’est dû au choix du morceau ? Au fait que la chanteuse porte des chaussures hyper-flashy ? Ou alors au fait qu’elle chante tout simplement mieux ?” Et puis, c’est à cette même période, vers 2007, que j’ai découvert Amy Winehouse. Alicia Keys cartonnait aussi, Beyoncé faisait déjà des concerts de folie… Tout ça m’a beaucoup inspirée.
Le problème, c’est que j’étais super timide (je l’ai toujours été), et donc je n’arrivais pas à voir ma voix comme un atout particulier. Je faisais beaucoup de reprises dans mon coin, mais je me disais que les autres seraient toujours meilleurs. Et puis je suis arrivée à Montréal, j’ai rencontré Kaytranada à une soirée, et il m’a demandé si je savais écrire des chansons (il m’avait vue reprendre un morceau sur Facebook).
Il n’était pas encore très connu à l’époque. Il venait tout juste de changer son nom de Kaytradamus à Kaytranada, il s’était fait remarquer pour son remix du titre “If” de Janet Jackson et il cherchait des chanteuses. Du coup, j’ai répondu : “Mais grave, bien sûr !”, alors que jusqu’ici, je n’avais fait que des reprises [rires] !
Je suis rentrée chez moi, j’ai commencé à faire une mélodie, sur laquelle j’ai fait un genre de yaourt en anglais − ouais, mon anglais était un peu pété à l’époque, j’ai dû travailler ça un bon moment − et ça a donné “3 Months”, mon premier single.
J’imagine que tu as dû prendre vachement confiance en toi après cette expérience…
Oui, c’est vrai. Parce que je me suis rendu compte que je pouvais écrire des chansons pour de vrai. Je me suis dit : “Bon, OK, t’es pas Céline Dion, mais c’est pas ça l’essentiel.” L’essentiel, c’est de proposer quelque chose de personnel, de différent. Donc oui, j’ai pris confiance en moi à ce moment-là, d’autant plus que Kaytranada m’a validée alors que je n’avais rien, pas de manager, et que je venais tout juste d’arriver à Montréal.
Et depuis cette soirée, vous ne vous êtes plus lâchés ! Après “3 Months”, vous avez collaboré sur “Leave Me Alone”, l’un des singles les plus forts de 99,9%. Qu’est-ce que ça t’a apporté, de figurer sur l’un des albums les plus marquants de l’année 2016, réalisé par l’un d’un des producteurs les plus en vue de sa génération ?
Écoute, comme Kaytranada est devenu un très bon ami, j’ai eu du mal à réaliser tout de suite les conséquences que cela pouvait avoir sur ma carrière naissante. Je me suis vraiment rendu compte de son impact le jour où je l’ai accompagné sur scène aux festivals Coachella et Afropunk. Là, ouais, j’ai compris que les gens étaient vraiment fans. Et puis, j’ai vu comment des gens haut placés dans l’industrie musicale lui parlaient… Il y avait beaucoup de respect autour de lui. Avec le recul, je me rends compte que c’était vraiment génial pour moi.
“Je suis complètement esclave des productions”
On a souvent décrit ta musique comme un mélange de soul, de R’n’B et d’électro. Toi, comment tu la décris ?
Je ne suis vraiment pas bonne dans cet exercice [rires] ! Mais pour moi, globalement, c’est de la soul, soit une musique qui possède une profondeur musicale en phase avec ce que je fais. Mais ça peut légèrement varier d’un morceau à l’autre. Par exemple, quand j’écoute “Blue”, je trouve que ça sonne soul ; mais quand j’écoute “What’s Your Problem”, j’aurais tendance à dire que c’est un mélange entre du R’n’B et de l’électro.
Tu me parlais à l’instant de “profondeur musicale”. Qu’est-ce qui t’inspire pour créer tes morceaux ?
Alors déjà, il faut savoir que je suis complètement esclave des productions [rires] ! Ce qui est une grosse frustration pour moi. J’aimerais beaucoup me mettre au piano, pour être capable de faire quelques accords et ne pas avoir à attendre une prod qui me convienne, car je suis très exigeante en musique. Si ça ne me plaît pas d’emblée, ça peut durer cent ans…
Du coup, je pars toujours de la production, c’est vraiment la base de mon inspiration, et j’ai besoin que cette production soit bonne, qu’elle dise quelque chose. Ensuite, en général, je me mets Garage Band, dans mon lit – et non, ça ne se passe pas toujours au studio [rires] ! – et je pars en freestyle sur la prod, en faisant du yaourt. Je n’ai pas besoin d’avoir les paroles déjà écrites sur ce premier jet.
Après ça, j’essaie de structurer le tout, de trouver le refrain, les couplets, et une fois que j’ai une base qui me plaît, je l’envoie au producteur. Si ce dernier la valide, alors je vais commencer à écrire. Souvent, l’écriture se passe en deux temps : d’abord, j’isole un thème, inspiré par la mélodie, et ensuite je vais puiser dans mes influences musicales.
J’ai toujours un artiste en tête quand j’écris un morceau. Par exemple, pour “3 Months”, je me suis beaucoup inspirée d’Aaliyah ; sur “One”, c’était plutôt Janet Jackson ; je pense souvent à Sade et à Erykah Badu aussi… Et le morceau se construit comme ça, petit à petit.
“Sortir du côté ‘laboratoire’ de la musique pour expérimenter le cœur du métier”
Tu viens d’évoquer plusieurs chanteuses qui ont fait l’âge d’or de la scène soul et R’n’B des années 1990 et 2000. C’est une période importante pour toi en tant que chanteuse ?
Oui, bien sûr ! Je crois que je n’ai pas pu y échapper, en fait. Si j’étais née dans les années 1940, je t’aurais cité d’autres références. Mais j’ai vraiment été bercée par ces femmes, et donc c’est ce que j’ai en tête de façon naturelle.
Je te pose aussi la question car dans ton dernier clip, “What’s Your Problem”, on te découvre en train de réaliser une chorégraphie dans la rue aux côtés d’une bande de danseuses, ce qui m’a beaucoup rappelé les clips que l’on voyait sur MTV au début des années 2000…
Oui clairement, c’était l’idée ! Enfin, je ne me suis pas dit que j’allais faire un clip qui rappellerait à 100 % les années 1990, sinon je serais partie dans un styling super cliché, par exemple…
Oui, c’est vrai. Mais le simple fait de voir un groupe de nanas réaliser une chorégraphie toutes ensemble dans la rue… Ça évoque tout de suite l’époque des Destiny’s Child.
Ouais, c’est clair ! D’ailleurs, c’est ce qui me manque le plus en ce moment je crois : des clips dans lesquels les gens dansent. Il y en a quelques-uns, mais c’est souvent ultra-chorégraphié, très mécanique… Avec “What’s Your Problem”, j’avais envie d’une choré plus spontanée, avec des mouvements modernes mais simples, sans se casser le dos, quoi [rires]. La chorégraphe et les danseuses qui ont travaillé avec moi pour ce clip ont vraiment permis cette énergie-là. J’étais super contente de les avoir.
Du coup, est-ce qu’on peut s’attendre à un nouveau clip prochainement ? C’est quoi la suite pour toi ?
Écoute, maintenant que j’ai sorti plusieurs singles et quelques clips, je me concentre à fond sur mon premier EP. Je ne sais pas encore de combien de chansons il sera composé, je ne pense pas qu’il sera trop exhaustif non plus… Mais voilà : j’écris, et je travaille également sur un show, car j’espère pouvoir partir en tournée très vite. L’idée aujourd’hui, c’est de sortir du côté “laboratoire” de la musique pour expérimenter le cœur du métier.