En concevant RePlay, un jeu vidéo qui permet à ses utilisateurs de revivre leur passé et de faire d’autres choix, Tristan pensait révolutionner le monde. Mais très vite, cette intelligence artificielle d’un nouveau genre prend le contrôle des joueurs et entraîne une série de violentes dérives. Lois, ex-compagne traumatisée par l’inventeur mégalo, prend alors les choses en main et décide de tout faire pour détruire ce dangereux programme…
Konbini : Quel a été le point de départ de l’écriture de votre roman ?
Elena Sender : Ce roman, c’est la rencontre de deux histoires. Pour des raisons personnelles, je voulais raconter l’histoire d’une relation toxique. Mais très vite, j’ai voulu explorer cette question-là dans un cadre bien précis. En 2014, je réalisais une série documentaire pour Planète+ sur l’humain du futur et je suis allée tourner dans une start-up de la Silicon Valley qui, ça ne s’invente pas, s’appelait Meta Company. J’ai pu assister à une démonstration des premiers casques de réalité augmentée.
Un casque transparent qui nous fait voir notre environnement mais sur lequel est projetée une couche de réalité virtuelle. Si on se rencontre, je peux voir, en vous parlant, votre profil Facebook si vous en avez un, les articles que vous avez écrits, et tout un tas d’autres informations personnelles. Une fois que j’ai ôté ce casque, je demande au constructeur ce qu’il se passe pour notre cerveau lorsqu’on enlève le casque. Est-ce que le monde, tel qu’il est sans le casque, ne va pas nous sembler un peu fade ? Et il a répondu une chose qui me hante encore aujourd’hui : “Nous travaillons à des systèmes miniatures qui ressembleront à des lunettes pour faire en sorte qu’on n’ait jamais à enlever le casque.”
Cette phrase résume parfaitement la mentalité des prophètes de la Silicon Valley. Pour eux, le monde réel, celui qui nous entoure, est fade et ennuyeux, trop étroit. On a besoin d’avoir, comme ils disent, une expérience utilisateur qui soit fun. J’ai voulu inscrire cette histoire de relation toxique dans le monde de la réalité virtuelle parce qu’au fond, il me semble que la relation que l’on a avec l’intelligence artificielle et la réalité virtuelle est passionnelle. Il y a une forme de fascination dévorante, une relation tout aussi toxique.
On peut même parler de drogue, d’addiction…
Quand je fais le rapprochement avec une histoire d’amour passionnelle, je pèse mes mots. On ne peut plus s’en passer. La question est donc : à quel moment, on ne se laisse pas dominer par ces nouvelles technologies qui prennent une dimension démesurée dans nos vies. On peut très bien vivre avec elle, oui, mais à quel moment on ne perd pas le contrôle ?
Le personnage de Tristan symbolise toute cette question, il est à la fois extrêmement attirant et très dangereux.
C’est un garçon absolument génial et fascinant. Il a conçu son propre métavers. Une machine à remonter le temps. Sur le papier, cet outil a des possibilités thérapeutiques immenses, comme régler nos comptes avec notre passé et les traumatismes qui nous empêchent d’avancer. Mais comme toute nouvelle technologie, le problème n’est pas le projet initial mais bien l’utilisation qu’on en fait. RePlay va devenir un produit marketing et peu à peu dériver vers quelque chose de beaucoup plus grave, jusqu’à devenir un danger pour l’humanité.
Dans votre premier livre Intrusion comme dans celui-ci, il est question de la confrontation avec notre passé, qu’est-ce qui vous intéresse dans ce sujet ?
Il me semble que nous sommes tous issus d’une histoire personnelle, c’est ce qui nous rend singulier. On passe quand même une bonne partie de notre vie à réparer notre passé. Même si on a le regard porté vers le futur, on se traîne tous plus ou moins des valises. Dans Intrusion, j’avais réglé le problème avec une pilule qui permettait d’effacer les mauvais souvenirs. Dans RePlay, j’ai pris le problème autrement, on ne les efface pas mais on les réécrit ou, en tout cas, on les revisite pour qu’ils cessent de nous faire souffrir. Et si la clé de l’existence n’était pas de se réconcilier avec son passé ? Je n’ai d’ailleurs rien inventé, c’est le principe même de la thérapie.
Comment s’articulent votre vie de journaliste et votre vie d’écrivain ?
Vous le savez comme moi, le journalisme est, par essence, très cadré. On se doit d’être objectif, de présenter des données vérifiées. Il n’est pas question de donner une opinion ou d’afficher nos émotions. Dans ma carrière, j’ai fait de nombreux articles racontant les avancées scientifiques et technologiques tout en regrettant de ne pas pouvoir explorer l’impact qu’elles pourraient avoir sur le comportement humain. Je me sentais un peu à l’étroit avec ma casquette de journaliste pour explorer ces questionnements. Le roman et la fiction sont alors apparus comme un exutoire mais aussi un laboratoire, pour tester sur mes personnages les progrès scientifiques et les innovations technologiques. Dans mes romans, je les pousse à bout, et je regarde les dominos tomber.
C’est ce qui donne à votre livre une vraie dimension de thriller, un roman sous tension qui chahute le lecteur.
Étant donné que je réalise des films documentaires, j’ai une écriture très cinématographique, je passe mon temps à couper et faire du montage. J’ai vraiment conscience du rythme, c’est quelque chose qui est très important pour moi ! J’écris comme je monte des séquences. Si ça fait naître de la tension chez le lecteur, je le comprends et j’en suis contente. Pour autant, plus que mes lecteurs, je crois que je malmène mes personnages. Je ne leur épargne rien, parce que je veux qu’ils aillent au bout de leur démarche. Contrairement aux autres, ce roman-là est écrit à la première personne, ce qui m’a obligée à être au plus proche des émotions de Lois.
Quand s’arrête la réalité et quand commence la fiction ?
Quand j’ai rendu mon manuscrit, avant l’été, j’avais dit à l’éditeur que c’est un livre d’anticipation. Je pressens qu’un jour, on va tous passer une partie de notre vie dans des mondes virtuels puisque la technologie nous le permet. À la rentrée, Mark Zuckerberg annonce l’arrivée du métavers, et tous les géants de la high-tech s’y mettent. Toutes les grandes marques s’y mettent aussi. On comprend alors où va aller l’intérêt de nos sociétés de consommation : créer un nouveau monde virtuel dans lequel on va encore plus consommer. Et vu les milliards qui vont être investis dans cette technologie-là, il n’y a plus aucune raison de penser que ça ne va pas le faire. Ce que je pensais être de l’anticipation est devenu en l’espace d’un instant un livre sur le présent.
Est-ce qu’en secret l’application RePlay existe déjà ?
Pas encore, mais toutes les briques du Lego sont là. Il existe déjà des applications permettant d’animer des photos des disparus, c’est assez horrible mais ça fonctionne. On a tous ces systèmes de deepfakes, de trucages qui permettent de donner vie à n’importe qui. Si je donne les bonnes données à un programme, il pourra recréer la maison de mon enfance, animer un personnage qui ressemblera à ceux que j’ai perdus…
Quels sont aujourd’hui les apports concrets de la réalité virtuelle ?
Les applications les plus prometteuses de la réalité virtuelle se situent dans le domaine médical. On peut prendre l’exemple des soins apportés aux grands brûlés. Ce sont des soins extrêmement douloureux mais il a été démontré par une étude que si, au moment d’appliquer le traitement, on plonge les patients, grâce à la réalité virtuelle, dans un monde très froid, une balade auprès d’un lac gelé, par exemple, et bien à ce moment-là, le cerveau secrète plus d’endorphine et donc soulage la douleur. De la même manière, la rééducation semble plus efficace grâce l’utilisation de la réalité virtuelle. Il existe aussi des programmes contre les phobies qui marchent très bien. Ce sont des traitements qui sont déjà utilisés aujourd’hui.
Avec l’émergence du métavers se pose aussi la question des règles qui régissent ce nouveau monde, aussi bien au niveau de l’éthique scientifique que de la loi ?
Un nouveau pan est en train de s’ouvrir pour les législateurs. Il y a du travail pour les juges et les avocats. Au mois de novembre, par exemple, une bêta-testeuse a déclaré avoir été agressée sexuellement dans le métavers. Cette histoire est hyper intéressante parce qu’elle préfigure ce qui risque d’arriver si on n’y prend pas garde. Elle pose surtout la question de savoir si cet acte est répréhensible. Est-ce qu’on peut qualifier de viol une agression qui aurait lieu dans le métavers ? Au niveau de la législation, la réponse est non, parce qu’il n’y a pas de contact physique. Est-ce qu’on peut parler d’agression sexuelle ? La réponse est beaucoup plus floue, parce qu’il faudrait que l’avatar soit reconnu comme une personne de droit, ce qu’elle n’est pas actuellement. Pour autant, le traumatisme subi est réel, donc la question est urgente à régler. C’est une réalité qu’on nous vend comme un monde idéal, formidable, dans lequel on va pouvoir s’échapper. Si ça se transforme en un autre monde sans foi ni loi où il faut se méfier de tout, est-ce que ça en vaut vraiment la peine ? Au final, tout ça m’amène toujours à la même conclusion. L’Humanité va extrêmement mal et, comme solution, on nous promet des mondes virtuels dans lesquels s’échapper du réel. Mais est-ce qu’on ne pourrait pas plutôt consacrer notre temps à prendre soin du monde qui nous entoure…