Si vous interrogez quelqu’un dans la rue et lui demandez de citer un méchant de comics, vous avez 99 % de chances d’avoir comme réponse : le Joker. Ce clown, avec ses cheveux verts, son costume violet et son sourire ravageur, est un tueur psychopathe qui a marqué les esprits au fil des années.
Alors qu’il vient, tout comme Batman, de célébrer ses 80 ans avec un comics hors-série et un coffret Blu-ray inédit du dernier long-métrage sur ce vilain, sa représentation dans les comics, à la télévision, dans les jeux vidéo mais surtout au cinéma a énormément évolué. Rien que ces quinze dernières années, il est passé de figure pop connue à véritable métaphore politique, assez malléable pour porter les messages de différents engagements.
Un cas unique dans l’histoire de la littérature. Car plus qu’une figure, le Joker semble être le reflet de notre société. Un personnage qui a perdu en insouciance au fil des années, pour cristalliser tout un tas de problématiques de notre époque. Pour comprendre comment ce simple personnage a réussi à dépasser très largement l’art, il faut revenir rapidement à ses origines.
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Naissance d’un monstre sacré de la pop culture
Le personnage de Batman est le deuxième héros de la DC Comics (après Superman), d’abord apparu dans le numéro 27 de Detective Comics le 30 mars 1939, avant d’avoir son propre magazine le 25 avril 1940. Et dans cette première aventure indépendante, on y trouve son acolyte Robin, la méchante Catwoman et un vilain mystérieux, le fameux Joker.
Si les trois créateurs (l’auteur Bill Finger et les dessinateurs Jerry Robinson et Bob Kane) sont dans l’incapacité de raconter d’où vient le personnage, on connaît en revanche deux éléments qui peuvent servir de point de départ : la carte à jouer du Joker et Gwynplaine, le personnage phare du film de Paul Leni, tiré du livre de Victor Hugo, L’Homme qui rit.
Cela a son importance, nous y reviendrons plus tard. On parle ici d’un homme qui a été défiguré durant son enfance, un marginal qui sourit en permanence mais ne vit que dans le malheur. Regardez la performance de Conrad Veidt et vous comprendrez tout de suite :
Malheureusement, le vilain est trop sombre pour les audiences qui rajeunissent à vitesse grand V. Sachant qu’en plus, le Comics Code Authority, instauré en 1948, peut désormais censurer tous les comics trop violents ou sales, DC décide de rendre le personnage plus proche du clown que du psychopathe. L’apogée de cette politique d’adoucissement du personnage sera sans nul doute la série télévisée de 1966, avec Adam West en Batman et Cesar Romero en Joker.
Malgré quelques tentatives ici et là, il faudra attendre l’arrivée d’un certain Frank Miller, puis d’Alan Moore pour rendre ses lettres de noblesse au personnage. Le premier viendra d’abord décaper cette série poussiéreuse, notamment dans le culte The Dark Knight Returns en 1986, avant que Moore – qui vient de révolutionner le monde du comics avec Watchmen – aille encore plus loin dans The Killing Joke, en 1988.
Ce dernier est l’un des récits les plus violents, gores et vicieux que l’on trouve à l’époque sur papier glacé. Le Joker kidnappe Gordon, le torture et le force à regarder des photos de sa fille nue et grièvement blessée. Tout cela dans l’espoir que le célèbre commissaire de Gotham City vrille. Son message est alors qu’on ne naît pas vilain ou gentil, mais qu’on va dans une direction ou une autre, en fonction d’un concours de circonstances. Une idée qui sera centrale au personnage et à sa construction comme figure politique par la suite.
Cette renaissance va donner des idées à un certain Tim Burton, qui voudra mettre ce vilain iconique au centre de sa première adaptation de Batman sur grand écran. L’intérêt pour lui est de trouver le contraire exact de son héros taciturne, discret, qui agit pour le bien et représente l’ordre et la morale. Le méchant, incarné par Jack Nicholson, sera extraverti ; il provoquera le chaos, avec panache et exubérance.
Moins noir que celui des récits de Moore/Miller, ce Joker est néanmoins montré comme étant une création de Batman lui-même. Si c’est lui, jeune, qui tuera les parents de Bruce Wayne devant lui, c’est bien Batman qui balancera le malfrat dans la cuve d’acide qui le transformera en Joker. Pour une fois, on se rend compte que Batman ne fait pas que le bien et que c’est “de sa faute” si un psychopathe vient mettre à mal Gotham City.
Pour voir ressurgir néanmoins l’ambiguïté du personnage, il faudra attendre The Dark Knight de Nolan en 2008, et son Joker à la sauce Heath Ledger. Qu’importe son origine (il raconte différentes versions tout le long du récit), Nolan n’entendait pas humaniser son personnage, afin qu’il demeure le plus effrayant possible. Le Joker de The Dark Knight est une figure nihiliste, plus réaliste, plus glauque et flippante que jamais. Même dans les récits des comics, jamais ce vilain avait été aussi proche du vrai psychopathe. Il a une intelligence qui dépasse le simple cadre de la mégalomanie. Chaque piège qu’il nous tend est là pour pointer du doigt les fausses valeurs de notre société. Le Joker devient alors un symbole.
Par la suite, les versions du Joker iront dans des directions différentes. D’abord dans un univers bling-bling avec Jared Leto en maquereau qui pue le fric, flanqué de sa compagne Harley Quinn, pour une version plus proche de la série animée. Également dans une version comique du côté de LEGO, où le Joker, doublé par le génial Zach Galifianakis, semble être amoureux de Batman. Puis avec la version de Todd Phillips, qui prend le parti pris d’axer son récit directement sur le vilain, avec plus de réalisme encore que chez Nolan.
Cette dernière est tout de même la plus intéressante. Déjà cinématographiquement parlant, en s’inspirant de la filmographie de Martin Scorsese (Taxi Driver et La Valse des pantins en tête, deux films qui pointaient du doigt l’aliénation de personnages misérables dans le New York violent et crade des années 1980), et avec un Joaquin Phœnix bluffant. L’histoire se base en partie sur le récit de The Killing Joke, faisant du Joker un ancien comique en devenir qui échoue et s’enfonce dans la folie.
Le parti pris est fort car, pour la première fois, ce n’est plus vraiment une démarche d’humanisation, mais bien plus. Phillips transforme le Joker en victime. Victime d’une société violente, qui met les parasites de côté. Victime de sa maladie et du manque de suivi médical. Victime d’une mère qui lui a raconté des mensonges sur son père, un mythe ayant cimenté toute son existence. Victime de sa propre folie.
Qu’il soit boureau ou victime, le fait est qu’en peu de temps, il est devenu une figure adorée. Or, qu’on aime nos héros peut sembler logique, mais un méchant beaucoup moins.
Une icône symbolique et politique de naissance
Le Joker est, sans nul doute, le vilain le plus exploité de l’histoire des comics. C’est celui que l’on a le plus vu, qui a le plus évolué, qui a eu le plus d'”origin story” et de morts différentes. C’est aussi celui qui est devenu le plus culte. Cette volonté de lui donner de l’épaisseur répond à cet engouement, mais ne répond pas à la question : pourquoi le Joker est-il tant apprécié ?
Il y a de multiples raisons à cela. Pour commencer, rappelons que, comme Batman, il n’a pas de pouvoir à proprement parler. Il n’est qu’un humain qui déteste l’ordre, le pouvoir et tout ce qui le représente – donc l’homme chauve-souris. Son charisme lui permet de diriger ses sbires comme un despote, et son intelligence de mener à bien des plans capillotractés au possible.
Et il faut le noter : outre le fait qu’il était le tout premier vilain, il est aussi le plus reconnaissable, avec un style unique et réaliste. Il n’est ni un démon dégueulasse, ni un monstrueux homme-rhinocéros. Il est le premier à, et celui qui va le plus, exploiter le filon du “perso lambda”. Certes, son sourire est parfois modifié chimiquement. Mais c’est tout. Ce qui n’est pas le cas de la plupart des vilains de comics.
Batman a été élu plus d’une fois par une tripotée de fans meilleur super-héros de l’histoire. Logique que sa plus grande Némésis soit du même acabit. Et si Bruce Wayne est un excellent détective, rappelons que dans les aventures sur papier glacé, celui qui l’a le plus mis à mal est le Joker, l’un des seuls à être plus malin, plus intelligent que Batman. À le prendre par surprise tellement souvent.
Cela dépasse le cadre d’un seul médium. Sa manière d’évoluer en permanence à travers les comics, la télévision, les films et même les jeux vidéo est unique. Au fil des aventures des comics, le Joker est devenu plus grand que ce qu’il est, et est rentré dans la catégorie des symboles de la pop culture. Une idée renforcée depuis The Dark Knight.
L’interprétation d’Heath Ledger, le look du personnage, le fait que l’acteur soit mort quelques semaines avant la sortie du film (ajoutant une couche de noirceur au mythe en place) et le message qu’il fait passer, ont fait du personnage (et du film) un objet culte. Et permis d’opérer un virage politique marqué dans la vision de ce personnage.
Les puristes diront, à juste titre, que le Joker a eu une vision politique avant son passage chez Christopher Nolan. Pour l’historien William Blanc, qui a sorti aux éditions Libertalia le livre Super-héros, une histoire politique, cela s’inscrivait déjà dès la naissance du personnage. Et pour le comprendre, il faut même revenir quelques siècles en arrière.
“On retrouve, dans la culture populaire du XIXe siècle, des auteurs qui vont analyser le nouveau phénomène urbain, la ville métamorphosée par le monde industriel. Ces auteurs, souvent bourgeois, ont une certaine crainte du peuple de la ville, et usent de métaphores médiévales pour décrire ses habitants (monstres, barbares).
Par jeu de miroirs, et pour opposer des derniers, il faut des chevaliers. Ce sera le rôle dans la littérature de l’époque du détective privée. On trouve certains qui font cette comparaison de manière directe. Et Batman découle de ça, de l’homme bourgeois détective chevalier qui va punir les nouveaux monstres. […] Le Joker lui, est un véritable monstre médiéval. Il représente la figure du bouffon du Moyen Âge. La carte du joker, qu’on appelle Jester dans le tarot anglais, est la retranscription du fou du roi du Moyen Âge.
Ce qui est intéressant, c’est que l’un des auteurs qui a le plus travaillé cet aspect grotesque est Victor Hugo. Dans Notre-Dame de Paris, on trouve une description de la cour des Miracles qui est en plein dedans. Sauf qu’on est en 1831, et qu’à l’époque, c’est un homme de droite, conservateur. Mais il va devenir de plus en plus à gauche au fil de sa vie, et en 1869, il écrit un autre roman, qui inverse le propos : L’Homme qui rit. Le personnage central Gwynplaine, qui était défiguré par un sourire forcé, rend compte de ses origines nobles et finit par être élu au parlement, où il tiendra un discours anti-élite face aux lords en disant : ‘mon visage déformé, c’est le peuple souffrant’. Or, ce personnage, c’est la plus grande source d’inspiration du Joker.”
(© DC Comics)
Le visage et la métaphore d’une société
Cette volonté va prendre une forme plus puissante que jamais chez Nolan, devenant alors un étendard politique. Le Joker de Heath Ledger ne veut pour une fois pas rire, ne veut pas d’argent, ne veut pas de pouvoir. Il veut montrer l’échec de cette société égoïste qui ne suit la règle que quand c’est dans son intérêt. Pointer du doigt les défaillances. Un anarchiste peut-être, mais plus que ça. Là encore, on y retrouve plus que jamais ses origines médiévales pour William Blanc :
“Le bouffon médiéval est carnavalesque, c’est la personne qui va tout inverser. En gros, c’est la personne qui va dire à tout le monde ‘tout ce que vous croyez est ridicule, ne marche pas’, qui va mettre les citoyens face à leurs contradictions. Cela pousse Batman à dire ‘moi ce que je fais ne peut pas être une finalité’, qu’il faut de l’espoir, ici chez Harvey Dent. Donc le personnage du Joker, c’est quelqu’un qui va tout inverser, qui donne une autre perspective.”
(© DC Comics)