Tout commençait plutôt bien. À deux doigts de louper son bus, Aimee réussit à grimper à bord. Le véhicule est bondé, les places assises occupées. Faute de mieux, elle se résout à rester debout dans l’allée, serrant contre elle le gâteau qu’elle a cuisiné la veille, ce dernier bringuebalant au gré de la conduite quelque peu chaotique du chauffeur. Aimee est insouciante, son casque multicolore greffé sur les oreilles. Oui, tout commençait bien. Puis, un total inconnu se masturbe dans son dos, éjaculant ensuite sur son jean en toute décontraction. Et c’est ainsi que Sex Education amorce l’intrigue la plus importante de sa saison 2.
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Lorsqu’on parle de violences sexuelles, on pense immédiatement au viol. C’est la première forme de violence sexuelle qui vient à l’esprit… mais, pourtant, c’est loin d’être la seule qui existe. Dans les séries, c’est la même rengaine. De 90210 à Big Little Lies, en passant par Riverdale, le sujet du viol est abordé sur la petite lucarne – avec brio dans certains cas, là n’est pas la question. Le réel problème, c’est qu’en se focalisant sur un seul aspect des violences sexuelles, on finit par en négliger tous les autres et par ignorer des comportements répréhensibles, qu’il faut aussi représenter pour empêcher qu’ils ne se banalisent.
C’est ce que fait ici Sex Education, avec le personnage d’Aimee. Après cette agression dans les transports, la lycéenne justifie l’état calamiteux de son gâteau à Maeve, racontant ce qui lui est arrivé un peu plus tôt dans le bus d’un air absolument détaché. Elle s’inquiète de la tache résidant sur son pantalon. Son amie, incrédule, l’encourage à porter plainte. Aimee lui assure que tout va bien, que sa paire de jeans n’a pas coûté si cher que ça. “Non, t’as été agressée”, lui fait alors remarquer Maeve.
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Car oui, ce qu’Aimee perçoit au début comme un fâcheux incident est en réalité un des visages de la violence sexuelle ordinaire, subie en écrasante majorité par les femmes dans notre société. De par le caractère sexuel de l’acte, mais aussi par l’absence flagrante de consentement. Or, dans Sex Education, Aimee ne semble pas assimiler ce qu’elle a subi à une agression sexuelle. Son réflexe est d’amoindrir cet incident et d’excuser le comportement de son agresseur : “Je crois surtout qu’il devait se sentir un peu seul ou bien qu’il n’allait pas très bien dans sa tête”, lâche-t-elle.
En banalisant de la sorte ce qui lui est arrivé, Aimee adopte un mécanisme de défense. “Cette réaction est assez fréquente lors d’expériences de traumatisme”, nous explique Marine Paucsik, psychologue clinicienne et doctorante au laboratoire interuniversitaire de psychologie à l’université Grenoble Alpes. “Ça arrive après une suite de réactions neurobiologiques en chaîne conduisant à des états de sidération et de dissociation. L’état de dissociation fait référence au fait d’être comme déconnecté·e de son état émotionnel et donc déconnecté·e d’une partie de la réalité”. Dans le cas présent, Aimee tente d’enfouir son vécu pour passer illico à autre chose.
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En vain, comme l’atteste le reste de la saison. Dans les épisodes suivants, on croise Aimee dans des situations différentes, parfois en compagnie de son petit ami. Suite à cette agression dans le bus, elle a du mal à se montrer tactile avec lui, et finit par refuser tout rapport trop intime. En parallèle, Aimee développe un comportement paranoïaque et croit apercevoir son agresseur à maintes reprises. On est ici face aux symptômes d’une expérience traumatique, comme nous le confirme Marine Paucsik :
“Ces symptômes peuvent se manifester sous la forme de syndrome de répétition faisant revivre mentalement la scène traumatique à la victime sous forme de pensées intrusives ou de cauchemars. Les traumatismes ont également une incidence sur tout le fonctionnement psychique et comportemental de la victime qui peut alors souffrir de symptômes anxio-dépressifs, se replier sur elle-même, s’isoler et surtout éviter toute forme de situation pouvant lui faire revivre ou pouvant lui évoquer le traumatisme.”
Le reste de la saison, la lycéenne abhorre l’idée de remonter à bord de ce bus. Sans trop savoir pourquoi, dans un premier temps. Puis, alors qu’elle est coincée en retenue avec les autres filles de la série, Aimee craque. Les larmes montent. Alors que Maeve lui demande, inquiète, pourquoi elle pleure, la principale intéressée rétorque une phrase simple et pourtant si percutante : “Parce que je ne peux pas rentrer dans le bus”.
Pour Marine Paucsik, psychologue, cette réaction est on ne peut plus normale… mais, pourtant, ce n’est peut-être pas la meilleure façon d’aborder les choses. “Les études montrent en psychologie que l’évitement expérientiel, soit le fait d’éviter de repenser à quelque chose ou d’éviter de ressentir quelque chose, n’est pas viable au long terme et maintient même la personne dans un état de souffrance, avance-t-elle. Une façon d’aller à contre-courant de l’évitement peut être d’en parler mais il existe également d’autres thérapies, à médiation corporelle par exemple, qui peuvent aider la personne.”
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C’est, en fin de compte, ce qu’Aimee met en application. Après une période de repli sur soi, la parole se libère. S’ensuit ainsi un enchaînement de révélations à cœur ouvert, où chacune des étudiantes présentes en heure de colle se remémore des événements peu ou prou similaires de violences sexuelles qu’elles ont subies. Le type qui a agrippé le sein d’Olivia, le vieil homme qui a exhibé son pénis à la piscine municipale sous les yeux innocents de Viv, l’inconnu qui a suivi Ola en pleine nuit jusqu’à son domicile… Des situations déplorables auxquelles bon nombre de filles (mais pas que) peuvent s’identifier, surtout quand on prend en compte qu’environ 1 million de femmes ont été confrontées au moins une fois à une situation de harcèlement sexuel au travail ou dans les espaces publics, d’après des chiffres de 2017.
Quand les séries veulent dépeindre les violences sexuelles, beaucoup préfèrent se focaliser sur les extrêmes (le viol, essentiellement) et sur la dimension brutale et physique qui peut entrer en compte. C’est d’ailleurs ce qu’Aimee laisse transparaître lorsqu’elle va déposer plainte au commissariat. Devant elle se tient une femme au visage tuméfié et ensanglanté. “Tu vois ?, dit-elle à Maeve. Elle, elle a un vrai problème”, supposant qu’elle est face à une femme battue. Cet épisode prouve que les violences sexuelles sont protéiformes et qu’il ne sert à rien de les hiérarchiser.
“On ne peut jamais prédire avec certitude l’impact d’un événement sur une personne car trop de facteurs entrent en jeu, nous explique Marine Paucsik. Ce n’est pas l’acte en soi ou sa supposée gravité qui est à prendre en compte pour estimer les répercussions psychiques sur la victime, mais plutôt comment la victime elle-même décrirait l’impact de cet événement sur sa personne et les conséquences que cela peut engendrer sur son bien-être psychique. C’est aussi souvent pour cela que l’on dit qu’il n’y a pas de petits traumatismes”.
Sex Education a de nouveau frappé fort avec une histoire incisive, d’ailleurs inspirée du vécu de sa créatrice Laurie Nunn, qui résonne à sa manière avec le mouvement #MeToo. Série ado oblige, son cœur de cible demeure jeune et pas toujours au fait de thématiques aussi délicates que les violences sexuelles. Qu’une œuvre aussi largement diffusée s’empare d’un propos aussi nécessaire, on ne peut que s’en réjouir.
La saison 2 de Sex Education est disponible en intégralité sur Netflix.