Il faut qu’on parle de la “folie” de Daenerys dans le dernier Game of Thrones

Il faut qu’on parle de la “folie” de Daenerys dans le dernier Game of Thrones

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La prophétique Mad Queen, en pleine explosion de rage, est l'expression de la colère des femmes... vue par les hommes.

Comme beaucoup de gens, le dernier épisode de Game of Thrones m’a d’abord donné envie de tout péter. Comme beaucoup de femmes, il m’a mise dans une rage folle. Voir Daenerys totalement vriller en une seconde, alors que la victoire lui était acquise, que Cersei était à sa merci, m’est d’abord apparu comme une totale incohérence. Pire, une injustice. Mais cette colère, la mienne et celle de la mère des dragons, est saine.

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Elle s’explique de façon rationnelle, se justifie, se comprend, même si beaucoup la condamnent. Y avait-il des indices pour nous mettre sur la voie ? Oui, et ils sont parsemés tout au long du chemin de Daenerys vers Port-Réal. Si ce twist, qui n’en est pas vraiment un si l’on se remémore sa trajectoire, a été mal perçu, c’est parce que l’écriture de cette dernière saison a sacrifié sa linéarité pour emballer vite fait bien fait les 6 épisodes qui nous séparaient du grand final.

Ça n’est pas juste une vue de l’esprit, c’est un constat objectif que l’on peut observer en toute bonne foi : David Benioff et D. B. Weiss ont mis un coup d’accélérateur, pas l’temps de lambiner. Il fallait qu’elle pète un câble, et vite. On a parlé de coup de folie, d’éclat de rage… après réflexion, j’y vois surtout une expression de la colère des femmes. Une colère encore trop souvent associée à de l’hystérie.

La folie en héritage ?

Dès l’épisode 10 de la saison 1, Daenerys prévient : “I am not your little princess. I am Daenerys Stormborn of the blood of old Valyria and I will take what is mine, with fire and blood I will take it”*. Toujours en saison 1, elle menace : “And I swear to you, that those who would harm you will die screaming”**.

Les Targaryen sont fous. La faute, nous dit-on, à une lignée qui s’est perpétuée grâce à des mariages incestueux entre frères et sœurs. La série a d’ailleurs le cul entre deux chaises sur la question de l’inceste, qu’elle présente tantôt comme une relation interdite mais diablement excitante ou romantique (Cersei et Jaime, Daenerys et Jon), tantôt comme la source du mal, celle qui causera la perte de dynasties entières : la malédiction de la folie. Cersei verra mourir tous ses enfants, dont le père était son propre frère Jaime, comme une prophétie lui avait annoncé, et Daenerys ne peut échapper aux gènes de son père, le Roi Fou.

“Every time a new Targaryen is born, he said, the gods toss the coin in the air and the world holds its breath to see how it will land.”***

Difficile de dire si ce qui affecte Daenerys coule réellement dans son sang. La “folie” d’ailleurs, ce n’est pas un diagnostic. Alors, de quoi parle-t-on ? Est-elle psychopathe ? Sociopathe ? Elle ne semble remplir aucun des critères. Peu importe pour les showrunners, l’idée de la folie c’est avant tout, dans l’art, une promesse de tragédie et de romanesque. Pensez à MacBeth, ou Cassandre.

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Cet épisode 5 a, à une semaine de la fin de la série, fait de Daenerys une “harpie” qui crache du feu et la voilà ramenée au cliché de la méchante reine. Et c’est un affront supplémentaire quand on réalise que pendant ce temps, les scénaristes et le réalisateur se liguent contre elle en humanisant Cersei. Ils la rendent impuissante face à la rage, la folie destructrice, la jalousie de sa rivale. Elle n’est plus qu’une fugitive pétrifiée par la peur, c’est un peu le pompon pour celle qui nous a fait trembler durant huit saisons, réduite à son statut de mère.

Tout concourait, nous assène-t-on à longueur de tweets et de commentaires Facebook plus ou moins respectueux, à faire de Daenerys la Mad Queen, la digne héritière de son père. Le problème dans ce raisonnement, c’est que ses menaces en saison 1 ne sont pas celles d’un tyran en devenir mais d’une jeune femme apeurée, seule, que l’on a vendue comme du bétail loin de son pays. Elle avait tout intérêt à se faire respecter d’entrée de jeu, non ?

“I have been sold like a broodmare. I’ve been chained and betrayed, raped and defiled. Do you know what kept me standing through all those years in exile? Faith. Not in any gods, not in myths and legends, in myself.”****

Quelle arrogance ! Elle ose avoir confiance en ses capacités ! Voilà comment, pour un nombre inquiétant de personnes, Daenerys a pavé le chemin vers sa pulsion destructrice du dernier épisode de Game of Thrones : elle a été maltraitée + elle a soif de pouvoir + la folie coule dans ses veines. En y regardant de plus près, l’interprétation qu’on peut en faire est toute autre.

Let it be fear

J’ai réalisé, en prenant un peu de recul, à quel point j’avais sacralisé Daenerys, lui prêtant une empathie et une bonté d’âme qu’elle n’a probablement jamais eue. Parce qu’elle a été maltraitée, de son frère creepy qui la vend comme du bétail, au viol commis par Khal Drogo, jusqu’à l’ultime coup de poignard : les morts consécutives de Jorah, Missandei et Rhaegal.

Il n’est pas question de la mettre sur un piédestal, mais de regarder le plus objectivement possible ce qui l’a conduite à faire de Port-Réal un tas de ruines. Je dois garder à l’esprit que la Briseuse de chaînes perpétue le mythe du sauveur blanc. C’est elle qui libère les esclaves (racisé·e·s) sur son chemin, et a “domestiqué” les hordes de “sauvages Dothrakis” comme elle a dressé ses dragons.

Mais je ne peux pas non plus fermer les yeux sur le fait qu’elle a d’abord été imaginée par un homme (George R. R. Martin), puis deux autres dans sa version télé (D. B. Weiss et David Benioff), qui ont pris un malin plaisir à exposer (consciemment ou non) les femmes de leur série au regard et au désir de l’homme hétéro (qu’ils sont eux-mêmes). Pas étonnant, donc, que le point culminant de son histoire soit une déferlante de rage incontrôlable. Moi aussi je serais vénère si ma vie était déterminée par une bande de gars…

En fait, cette séquence apocalyptique de l’épisode 5, c’est peut-être la meilleure représentation de la “rage féministe” telle que la perçoivent beaucoup d’hommes (Valeurs Actuelles dont le dernier numéro titre sur la “terreur féministe“…). Pour ceux-là, qui constituent une minorité assez bruyante et visible, se mettre en colère quand on est une femme, quand une énième injustice vient s’accumuler sur la pile déjà bien dense des discriminations, des violences petites ou grandes, des humiliations, c’est être une hystérique.

Or, le terme, qui vient du grec “hyster” signifiant la matrice (donc l’utérus), est porteur d’une connotation sexiste. Un jugement moral et misogyne que ne renieraient pas l’animateur Pascal Praud ou le polémiste Eric Zemmour qui ont pignon sur rue dans les médias. À l’heure où les lois sur l’avortement reculent aux États-Unis, pardon d’avoir un peu envie de tout cramer quand chaque jour nous rapproche un peu plus d’une dystopie à la The Handmaid’s Tale.

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Et effectivement, comme se bornent à nous l’expliquer des hordes de fans, et certains critiques, ça couvait depuis longtemps. Comme dirait l’autre, I can relate. On est nombreuses à s’identifier. Je ne me fais pas d’illusion sur l’intention des showrunners de Game of Thrones qui ont eu huit saisons pour prouver qu’ils ne savaient pas écrire de personnages féminins sans en faire des objets de désir, des victimes de viol, des folles, des mères courage, bref, des clichés ; ni celle des réalisateurs, qui ont cessé de filmer leurs héroïnes via le prisme du male gaze quand elles ont commencé à prendre le pouvoir dans la série.

On a déjà parlé plusieurs fois sur Biiinge des problèmes de représentation des personnages féminins dans la série. Voici une donnée à garder en mémoire si l’envie vous démangeait de me dire que j’imagine vraiment des problèmes là où il n’y en a pas : en huit saisons de Game of Thrones, sur 9 scénaristes, seules deux femmes ont eu le “privilège” d’intégrer la writer’s room de David Benioff et D. B. Weiss. Derrière la caméra, le ratio est encore plus affligeant : seule 1 femme, Michelle MacLaren, qui a réalisé 4 épisodes, a pu se frotter à la réalisation contre… 18 hommes.

Bref, si je perçois la colère de Daenerys comme une manifestation symbolique du ras-le-bol de toute une génération de femmes, je ne suis pas naïve au point de croire que les hommes aux commandes du paquebot Game of Thrones l’ont pensée ainsi. Ce qui explique aussi mon rapport ambigu à ce dernier épisode : j’ai été d’abord surprise par la pulsion destructrice de Daenerys, puis déçue (“non, pas elle !”), pour finalement y trouver une certaine satisfaction (l’effet miroir), pour réaliser au même moment que les scénaristes en avaient fait une hystérique.

Tout est question de point de vue. Sur toute la séquence où Port-Réal se fait pulvériser et ses habitants réduits en cendres, Daenerys n’est plus filmée ni de face, ni de près. Elle n’est plus réduite qu’à son dragon, elle est le feu, le chaos, la mort. C’est une rage sans visage. Dé-personnifier ainsi Daenerys, c’est justement la réduire à ses émotions, et le résultat dévastateur de celles-ci. On aurait pu espérer un peu plus de travail d’écriture sur un personnage qui a pris vie durant huit saisons devant nos yeux.

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En une fraction de seconde, le monde déteste Daenerys. Elle est devenue celle qui ne sait pas se contrôler, après des saisons à patiemment écouter les conseils plus ou moins merdiques des hommes qui l’ont entourée. Celle qui a libéré des esclaves est à présent une machine à tuer des innocents. Et ne me rétorquez pas qu’elle le fait pour faire du mal à Cersei ! Tout le monde sait, de Westeros à Essos, que la reine Lannister se bat les steaks de ses sujets.

Ce qui ressort de “The Bells” et des réactions qu’il a suscitées, c’est qu’on passe plus de temps à contempler les dégâts de “l’hystérie” de Daenerys, à s’apitoyer sur des victimes qu’à montrer le visage de celle qui provoque le chaos, et donc les émotions de celles-ci. Peut-être, finalement, qu’on peut y lire un aveu de faiblesse des hommes (scénaristes et réalisateurs, mais aussi des fans qui n’y ont vu qu’une furie dont l’implosion n’était qu’une question de temps). Si la destruction de Port-Réal par Daenerys est le reflet de la colère des femmes de ce monde, elle est probablement tout autant l’expression de la peur des hommes devant celles-ci.

* “Je ne suis pas votre petite princesse. Je suis Daenerys du Typhon, du sang de l’antique Valyria et je prendrai ce qui m’appartient. Je le prendrai par le feu et par le sang !”

** “Et je vous le jure, ceux qui vous feront du mal périront dans les cris”

*** “Chaque fois que naît un Targaryen, les dieux jouent à pile ou face et le monde retient son souffle”

**** “J’ai été vendue comme une jument. J’ai été enchaînée et trahie. J’ai été violée et salie. Savez-vous ce qui m’a maintenu debout durant toutes ces années d’exil? La foi… en moi-même.”

L’ultime épisode de Game of Thrones sera diffusé dans la nuit du dimanche 19 au lundi 20 mai sur OCS.