Le monde d’Euphoria à travers les yeux de Jules

Le monde d’Euphoria à travers les yeux de Jules

En attendant la saison 2, un deuxième épisode spécial, centré sur Jules, vient d’être mis en ligne sur HBO. Analyse.

Il est conseillé d’avoir visionné les deux épisodes spéciaux d’Euphoria avant de poursuivre la lecture de cet article, qui contient des spoilers.

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Un mois après la diffusion de l’épisode “Trouble Don’t Last Always”, exercice de style réussi doublé d’une introspection émouvante du personnage de Rue, incarné par Zendaya, voici venir le deuxième épisode de transition avec la saison 2 d’Euphoria, centré cette fois-ci sur Jules. S’il a été diffusé ce week-end sur HBO (et dans la foulée sur OCS), il s’agit bien d’un diptyque à la timeline similaire, prenant aussi place au moment des fêtes de Noël. On y retrouve l’adolescente en pleine session chez une psychologue. Il est temps de plonger dans son univers, ce que la caméra symbolise dans les premières minutes par un gros plan sur sa rétine, où apparaissent des bribes de son histoire d’amour avec Rue. Un procédé stylistique malin, qui permet de replacer le personnage dans le contexte de la série, tout en nous rappelant, presque littéralement avec ce plan oculaire très “euphoriesque”, que l’histoire prendra cette fois sa perspective.

Que se passe-t-il dans la tête de Jules ? Le sublime titre “Liability” de Lorde accompagne les premières minutes de cet épisode. Son titre, “Fuck Anyone Who’s Not a Sea Blob”*, annonce certaines thématiques qui parcourront cette heure d’introspection. “The truth is I am a toy that people enjoy, And then they are bored of me, They say, “You’re a little much for me You’re a liability…” (“En vérité, je suis un jouet que les gens apprécient, mais après ils se lassent, ils disent ‘Tu es un peu trop pour moi, tu es une responsabilité’…”). Jusqu’ici plutôt dépeinte comme une ado solaire, bien dans sa peau, qui se laisse porter par ses envies, Jules a enfin l’occasion de dévoiler ses failles et ses peurs. Si elle vit intensément ses premiers émois amoureux et sexuels (comme ses petit·e·s camarades), s’ajoutent pour elle des défis spécifiques à sa transidentité. À un âge où l’on construit sa personnalité et où le corps subit des changements liés à la puberté, les questionnements existentiels s’enchaînent dans la tête de la jeune femme, qui réfléchit à arrêter une partie de son traitement hormonal. Si on peut s’interroger sur le choix de placer l’action dans un cabinet de psy, compte tenu de l’histoire de la psychiatrie avec les personnes trans (considérées comme “malades mentales” par l’OMS jusqu’en 2018, elles ont subi maintes violences au cours de l’Histoire), la psy reste très en retrait et cette question ne sera pas abordée : il s’agit surtout d’un dispositif pour donner toute la place à Jules.  

©HBO

L’épisode explore son rapport à la féminité, avec le corollaire de la violence patriarcale qu’elle a déjà subie de plein fouet. Jules est déçue par ses interactions avec les hommes. Son histoire en ligne passionnée prend une tournure cauchemardesque quand elle comprend que “ShyGuy”, l’objet de son affection, se révèle être Nate, un élève de son lycée violent et abusif. Elle a laissé des traces. Jules s’interroge : “J’ai l’impression que toute ma féminité s’articule autour des hommes. J’ai construit toute ma personnalité et mon corps en fonction de ce que je pense que les hommes désirent.”**. On sent poindre une colère légitime vis-à-vis des hommes et de la façon dont ils l’utilisent, comme un jouet. Combien de séries nous ont plongé·e·s aussi sincèrement dans la psyché d’une ado transgenre ? Aucune. Voilà pourquoi cet épisode est aussi important, passionnant et bouleversant.

“J’ai l’impression d’être une fraude”, explique Jules, en conflit avec une féminité dont elle entrevoit le piège tendu par le patriarcat. Une petite voix lui dit : “Pour être une vraie femme, tu dois être un objet de désir pour les hommes hétéros.” Ce conflit, les jeunes femmes cisgenres y font également face à l’adolescence, comme le prouvent les comportements de Maddie, Kat ou Cassie durant la saison 1 de la série. Le dilemme de Jules et la colère qu’elle ressent sont universels, et en même temps sa condition transgenre lui fait vivre ces changements et prises de conscience de façon bien plus violente et traumatisante que ses camarades. La quête d’identité devient complètement existentielle.

“She saw the me that is underneath the million layers of not me”

Si l’épisode centré sur Rue reposait sur son échange épique avec son sponsor Ali, celui-ci possède une dynamique différente. Il tient complètement sur la superbe performance de Hunter Schafer. Filmée sous toutes ses coutures, parfois en très gros plan, dépouillée de tout maquillage, la jeune actrice joue sa partition à la perfection (coucou, les Emmys ?). Face à elle, la psy (Lauren Weedman) se trouve logiquement dans une position d’écoute, plus passive. L’autre grande différence entre les deux épisodes réside dans une volonté de celui-là de raccrocher les wagons avec le récit principal d’Euphoria, tandis que “Trouble Don’t Last Aways” possédait des allures de “bottle episode”. Au contraire, “Fuck Anyone Who’s Not a Sea Blob” multiplie les inserts, qui prennent la forme de contrepoints de scènes vues dans la saison 1 (notamment lors d’Halloween, où elle porte son costume de Juliette, clin d’oeil au film culte et pop de Baz Luhrmann), de fantasmes parfois érotiques ou encore de souvenirs d’enfance angoissants. Quand Jules parle de son amour pour l’océan (“Je veux être aussi belle que l’océan. Pour moi, être trans, c’est une expérience spirituelle”***), des plans poétiques de la jeune femme jouant avec la mer, au coucher du soleil, se juxtaposent. Oui, c’est un poil esthétisant, et en même temps, c’est beau comme un post Instagram qu’aurait pu mettre Jules en ligne lors de ses vacances. 

©HBO

L’amour tient une place primordiale dans sa réflexion : “Je tombe amoureuse si facilement, c’est embarrassant.” Jules professe son amour pour Rue avec une ferveur romantique (“Elle a vu le vrai moi, sous les millions de couches qui ne sont pas moi”), mais explique aussi pourquoi elle a peur de cette relation, qui fait écho à sa douloureuse histoire avec sa mère, une addict. On comprend alors que si elle a fui ce jour-là, montant sur un coup de tête à bord d’un train l’emmenant loin de Rue, c’est en partie parce qu’elle porte la responsabilité de la sobriété de Rue sur ses épaules. Et ce n’est pas juste. Dévoilant une potentielle tendance au polyamour, Jules se confie aussi sur sa relation online avec ‘ShyGuy” dont elle a du mal à guérir. Elle prend à rebours l’argumentaire classique du “ce qui est online n’est pas réel”. Pour elle, on peut être plus honnête et se montrer plus vulnérable sur les applis. C’est l’un des points essentiels pour comprendre la génération Z, dont font partie Jules et Rue. Ayant grandi avec Internet, Jules ne fait pas de différence entre ses vies numérique et matérielle, les deux étant capables de procurer des sensations et sentiments d’une égale intensité. Tyler n’existe peut-être pas (ou peut-être est-il plutôt une partie de Nate), et pourtant les sentiments de Jules à son égard sont réels, tout comme son éveil sexuel à son contact.

Coécrit par Hunter Schafer et Sam Levinson, ce très bel épisode, tourbillonnant de souvenirs et de fantasmes, nous donne à voir toutes les facettes d’une Jules qui traverse, avec une grâce infinie, une crise existentielle. C’est peut-être aussi ce qui l’a rapprochée de Rue. La dernière scène nous offre des retrouvailles éprouvantes, où les larmes se disputent à l’incompréhension. Comme un écho au dernier plan de Rue dans l’épisode précédent (sous la pluie, dans la voiture d’Ali), la dernière scène de cet épisode est un plan sur le visage de Jules, en pleurs, qui se décompose sur une fenêtre pluvieuse. Cette brève scène répond à une interrogation quant à la saison 2 d’Euphoria, qui devrait donc prendre à nouveau place au lycée. Et cette fois, Jules ne sera pas prise (à tort) pour la méchante de l’histoire.

*“J’emmerde tout le monde, sauf les blobs marins.” Les blobs étant une cellule vivante impossible à classer, ni animale ni végétale, cela crée un parallèle avec la condition transgenre de Jules. 

**”I feel like I’m framed my entire womanhood around men. I’ve build my entire personality and body to what I think men desire.”  

*** “I want to be as beautiful as ocean. At least for me, being trans is spiritual.”