Le premier épisode d’American Gods, vu sur grand écran lors du festival Séries Mania, a fait de nous des croyants.
À voir aussi sur Konbini
American Gods, le best-seller de Neil Gaiman publié en 2001, est de ces œuvres littéraires réputées inadaptables. Trop complexe, à la narration trop touffue, à l’imaginaire trop fertile pour se voir transposé sur grand ou petit écran. Un défi qui n’a pourtant pas effrayé Bryan Fuller, le papa d’Hannibal, et Michael Green (qui a créé la série Kings, une relecture du mythe biblique du roi David). Une version télé du roman avait déjà été commanditée par HBO en 2011. Mais deux ans plus tard, Neil Gaiman choisit Reddit pour annoncer l’abandon du projet par la chaîne câblée qui, comme elle s’en expliquera plus tard, ne parvenait pas à trouver le scénariste idéal. En 2014, on apprend que ce sera finalement Bryan Fuller et Michael Green qui seront aux manettes de cette adaptation ultra-attendue (au tournant) par les fans de Gaiman. Et c’est la chaîne Starz qui a accompli cet acte de foi.
Le pilote de la série, dont la saison 1 se compose de huit épisodes, sera diffusé sur la petite chaîne câblée le 30 avril prochain, et sera visible pour le reste du monde sur Amazon Prime Video dès le lendemain. Mais les chanceux festivaliers de Séries Mania ont eu droit à une projection sur grand écran, ce lundi au Forum des Images de Paris. Parmi eux, il y avait sûrement beaucoup plus de curieux, ou d’amateurs du travail de Bryan Fuller, que de lecteurs d’American Gods. Mais même pour ces derniers, la découverte de ce premier épisode fut pleine de surprises.
L’histoire suit Shadow Moon (Ricky Whittle, fraîchement débarqué de The 100), qui n’a plus que quelques jours à tirer en prison. Il est finalement remis en liberté plus tôt que prévu : sa femme, Laura, vient de décéder. À sa sortie du mitard – alors qu’il n’a qu’une idée en tête : se rendre à l’enterrement – il est approché par un mystérieux personnage qui prétend s’appeler Wednesday (le charismatique Ian McShane). Ce dernier veut l’employer comme chauffeur et, quand c’est nécessaire, comme garde du corps. Dans ce périple à travers les États-Unis, Shadow va croiser la route de personnages tous plus intrigants les uns que les autres et va être témoin de phénomènes inexplicables et d’hallucinations sordides.
De Hannibal à American Gods, la beauté n’est pas là où on l’attend
La première chose qui frappe, dans American Gods, c’est son générique sublime et hallucinogène, fait de néons et de symboles d’anciennes déités phagocytées par les nouvelles obsessions de nos contemporains. Les objets d’idolâtrie s’empilent pour former un totem monstrueux, sur une musique composée par Brian Reitzell, flirtant avec la version d'”Immigrant Song” de Trent Reznor, sur laquelle s’est posée la voix de Shirley Manson, la chanteuse de Garbage. C’est Reitzell qui est en charge de la bande originale de la série, et son travail cathartique, comme il l’a fait auparavant sur Hannibal, confère à cet univers un écho aussi inquiétant que mystérieux. Dans American Gods, il a conservé sa patte, remplaçant les percussions entendues dans Hannibal, qui rappelaient le théâtre kabuki, par des cordes aux sonorités plus mystiques.
Ce n’est d’ailleurs pas le seul point commun qu’ont les deux séries de Bryan Fuller. On retrouve notamment ce désir d’esthétiser la violence à l’écran. Non pas pour la rendre plus acceptable, mais pour, d’une certaine façon, s’en distancer et l’observer avec un regard neuf. Faire d’une éviscération une œuvre d’art, il fallait un certain culot ! À bien des égards, la démarche rappelle celle du peintre Chaïm Soutine, qui peignait des carcasses, œuvres aujourd’hui exposées dans des musées. Ou comment faire du beau avec du laid. Pour matérialiser sa vision, Fuller a encore fait appel à David Slade, qui avait donné son empreinte visuelle à Hannibal, et réitère aujourd’hui, en réalisant le pilote et les deux épisodes suivants d’American Gods.
Et si sa précédente série a parfois dû contourner certaines contraintes idéologiques, Bryan Fuller a ici toute la liberté créative qu’il désire. Dès la première séquence, qui nous plonge en 833, au temps où une poignée de vikings débarquèrent sur les côtes du Nouveau Monde, American Gods donne le ton. Après quelques minutes, on assiste à une débauche de gore. Pourtant, la scène est tout sauf répugnante. Il y a une certaine grâce des mouvements, une fureur dévastatrice.
Dans Hannibal, le service des Standards and Practices de la chaîne NBC avait demandé à Bryan Fuller d’assombrir la couleur du sang, pour le rendre moins choquant. Pour American Gods, diffusé sur une chaîne câblée forcément plus permissive, alors qu’il aurait toute la liberté d’aller pleinement dans le réalisme le plus cru, il persiste… mais dans le sens inverse. Il a ici choisi de donner à l’hémoglobine une apparence plus liquide et translucide, d’un rouge si éclatant qu’elle perd de son pouvoir répulsif. Ces gerbes grenat évoquent davantage un feu d’artifice qu’un massacre en bonne et due forme.
Bryan Fuller et David Slade ne sont pas là pour nous donner des hauts le cœur, mais nous montrer, au contraire, qu’il y a de la beauté même dans l’horreur. Cette esthétique baroque, on la retrouve aussi dans les visions de Shadow, aussi sublimes que cauchemardesques. Et là encore, on peut tracer un parallèle avec Hannibal et les délires de Will Graham. Pour les deux hommes, ces hallucinations sont les manifestations de leur éveil. La vérité qui se révèle à eux peu à peu et vient percer la carapace consciente de nos héros.
Un récit qui se construit pierre après pierre
Visuellement, donc, ce pilote affiche d’emblée les ambitions d’American Gods. Et celui-ci est indéniablement une réussite : on reste pantois devant tant de beauté et de créativité. Mais c’est peut-être au niveau de la narration que la série prend son plus gros pari. Des saynètes comme celle des vikings, il y en aura beaucoup. En cela, la série est fidèle au livre qui aime interrompre son récit pour nous présenter d’autres dieux, ou les histoires tragiques de leurs adorateurs.
Les lecteurs retrouvent, dès le pilote, des scènes emblématiques du roman qui ont dû représenter un véritable défi pour les mettre en images. On pense notamment au passage consacré à Bilquis (interprétée par la vibrante Yetide Badaki), déesse de l’amour et de la fertilité qui se nourrit, assez littéralement d’ailleurs, de la dévotion qu’elle suscite chez les hommes qu’elle rencontre. On ne vous en dira pas plus pour vous préserver la surprise, mais la séquence est déjà culte, et d’une beauté renversante. Ces scènes ne sont pas une simple distraction, et avec un peu de patience, elles prendront tout leur sens par la suite. American Gods ne se dévoile pas facilement. L’illumination, ça se mérite. On comprend que la guerre se prépare entre les anciens et les nouveaux dieux, que Wednesday est une incarnation d’Odin, et que Shadow n’a pas tapé dans l’unique œil de ce dernier pour rien.
L’adaptation, comme l’œuvre originale de Neil Gaiman, fait confiance à l’intelligence du spectateur pour raccrocher les wagons et, pourquoi pas, faire ses propres recherches sur la théologie. Après tout, les super-héros d’aujourd’hui ne sont que des adaptations contemporaines des grandes figures de la mythologie antique. Et Shadow, comme Ulysse, s’engage bien malgré lui dans une quête qui mettra son courage et ses croyances à l’épreuve. American Gods est un road movie entêtant (ou, dans le cas présent, une road series), un conte féérique dans lequel s’insèrent donc ces saynètes, qui construisent pierre après pierre un discours aussi mystique que politique.
Le vieux monde de Wednesday vs la nouvelle ère
On vénère tous quelque chose. On croit tous en un pouvoir qui nous dépasse, qu’on en ait conscience ou non. On s’en remet chacun à des forces supérieures, on a des rituels, des mantras, on fait des offrandes. Qu’elle soit religieuse ou non, l’idolâtrie est partout dans nos sociétés contemporaines, et on érige des autels pour ces nouvelles déités. Le fan, dérivé du mot “fanatique”, en est un bon exemple. Même les athées les plus convaincus ont déjà vénéré quelqu’un ou quelque chose.
Dans American Gods, Wednesday s’est mis en tête de recruter quelques anciennes divinités, certaines oubliées depuis des siècles et mises au rencard par les nouveaux dieux, incarnés par la technologie (la séquence avec le cyber-bully nommé Technical Boy est d’ailleurs d’une incroyable inventivité visuelle), les médias (qui seront incarnés par Media, une déesse polymorphe incarnée par Gillian Anderson), la célébrité, les drogues, les armes à feu (un ajout par rapport au livre)…
Les anciens paraissent dépassés, obsolètes, grotesques parfois (Pablo Schreiber, le Pornstache d’Orange Is the New Black, est formidable dans la peau du Leprechaun Mad Sweeney), mais ils ont choisi de résister. On pourrait y voir un cri désespéré de la part de Neil Gaiman de réhabiliter la religion, la vraie. Mais ce n’est pas exactement la religion en elle-même qui tente ici un dernier come-back. Il n’épargne d’ailleurs pas les croyants, prêts à se mutiler ou sacrifier leur vie pour le moindre petit signe venu d’en haut. Mais la dévotion a quelque chose de pur, de responsabilisant, voire de libérateur.
La foi, dans sa forme la plus primitive, est autant un vecteur de superstitions qu’un guide moral, rassurant, auquel on peut confier son destin sans plus y réfléchir. Les nouveaux dieux sont, eux, marqués du sceau de l’addiction, de l’échappatoire, de l’absolution sans condition, bref, de l’immoralité. Et Shadow, que l’on ne présente pas comme un croyant, va rapidement comprendre ce qui sépare les dévots des adorateurs. Lui-même semble en décalage avec son époque. On ne le voit pas utiliser de nouvelles technologies, il ne se drogue pas, se sert de ses poings plutôt que d’une arme à feu. Son association, même subie, avec le camp de Wednesday n’est donc pas due au hasard.
La quête d’identité de Shadow Moon
Il y a un autre aspect d’American Gods qui, même s’il n’est pas forcément très présent dans le pilote, finira par émerger en sous-texte dans la suite si celle-ci continue d’être conforme au roman : sa dimension politique, en particulier en ce qui concerne la question raciale. Neil Gaiman ne s’est jamais caché d’avoir écrit un livre sur l’immigration et le melting-pot. Ainsi, on y croise des divinités venues des quatre coins du monde : l’Afrique, le Moyen-Orient, la Scandinavie, les pays de l’Est… La série, parce qu’elle sort en ces temps troublés de la présidence de Donald Trump, prend alors une résonance politique que n’avaient pas les séries précédentes de Bryan Fuller.
Elle représente un héros noir, aux origines floues, qui, à peine sorti de prison, est employé comme chauffeur et garde du corps par un homme blanc, ayant visiblement les moyens (matériels ou non). Il vit dans une Amérique bâtie au nom des dieux et créatures mystiques de toutes les cultures, et qui continue même d’en créer de nouveaux, dans un mélange syncrétique. Quand Shadow rencontre le Technical Boy, ce dernier le fait passer à tabac par ses sbires, des personnages sans visage et vêtus d’un uniforme d’un blanc immaculé, qui le pendent ensuite à un arbre.
La série invoque les démons du passé avec ce lynchage d’un homme noir par des Blancs, affiliés à un régime fasciste. Les idéologies nauséabondes véhiculées par un leader charismatique, gobées par les foules, c’est aussi de l’idolâtrie. Et American Gods, dans toute sa violence et sa beauté, n’est pas juste un conte féérique qui prône le “c’était mieux avant”. La nostalgie n’est pas le cœur de son discours. L’aveuglement face aux icônes que l’on se crée, la recherche d’identité quand le monde autour de vous aimerait vous placer dans une case selon vos origines, c’est tout cela qu’American Gods nous promet d’explorer dans une fabuleuse orgie visuelle.