La France est bloquée à domicile, depuis plus d’une semaine et ce n’est pas près de s’arrêter. Pendant de nombreuses années et sans histoire de confinement, c’était pourtant le quotidien de Laurent Castellani, un photographe indépendant vivant à Nantes. Souffrant d’agoraphobie, il lui était impossible de mettre un pied dehors, pendant plusieurs années.
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Afin de lever le voile sur ce qu’il appelle son “mal”, il a accepté de nous parler de la manière dont il a su tirer profit des difficultés qu’il rencontrait, de la manière dont sa vie intérieure s’est enrichie et de la façon dont cette phobie a été un moteur de création. Alternant entre portraits cinématographiques de femmes et scènes oniriques, il s’est construit une signature photographique sans avoir à sortir de chez lui. Entretien avec un artiste qui compose avec une passion et une phobie au quotidien.
© Laurent Castellani
Depuis quand souffres-tu d’agoraphobie ? Peux-tu nous décrire le spectre entier de ta phobie ?
Cela va faire une quinzaine d’années, maintenant. Je suis resté confiné un an chez moi, à l’île de Ré, il y a quelques années et depuis que j’habite à Nantes, cela fait cinq ans. J’ai peur de la foule et de l’éloignement de mes repères, donc cela se déclenche principalement quand je pars loin de chez moi.
C’est un trouble anxieux assez général, mais globalement, je dois le surmonter à chaque fois que je dois sortir pour des impératifs comme des shootings, des tournages ou des rendez-vous. Aujourd’hui, dans la majorité des cas, cela se passe bien lorsque c’est sur Nantes, même si parfois, c’est plus compliqué. Je prends sur moi. Mais au-delà de Nantes, c’est tout simplement impossible.
© Laurent Castellani
Dans quelle mesure cette condition influence ton travail ? Que ce soit en bien ou en mal.
Cela influence mon travail en bien, honnêtement. Shooter à Los Angeles, c’est cool, c’est facile, mais quand on est agoraphobe, l’exercice de style est plus compliqué et on doit à chaque fois redoubler d’ingéniosité pour créer un shooting intéressant, malgré les contraintes de déplacement. Il en ressort toujours quelque chose de très bon.
Un filtre naturel se met en place pour le choix des mannequins, car on doit sélectionner la bonne personne qui va faire quatre heures de train pour soi dans la journée. Cela implique pas mal de facteurs, qu’on ne maîtrise pas toujours.
Faire du casting sauvage est devenu bien plus pratique pour moi. Je connais ma ville par cœur à force de l’arpenter. C’est devenu très facile d’y caler des shootings, car je sais à quelle heure la lumière va arriver sur tel ou tel endroit et de quelle manière.
© Laurent Castellani
Comment gères-tu ta phobie au quotidien avec tes client·e·s et les déplacements demandés ? Quelles sont les réactions ? Quelles sont les adaptations auxquelles doivent penser tes collaborateur·rice·s ?
Je n’ai pas beaucoup de clients photo à proprement parler. J’adore l’activité de photographe et de réalisateur, mais je n’apprécie guère le métier : les deadlines et les compromis, très peu pour moi. J’irais même plus loin ; à mon sens, c’est briser l’essence même de l’art du photographe. Ainsi, je n’en vis pas, je me fais un nom, c’est beaucoup plus intéressant.
Je vois énormément de photographes et réalisateurs se perdre dans leur book en acceptant des jobs. C’est un peu malheureux, mais pour moi, pour être un bon créateur d’images ou de films, il ne faut pas en dépendre financièrement. Je reste convaincu que tôt ou tard, certains clients accepteront des conditions plus souples. C’est peut-être utopique, mais j’y crois. L’avenir nous le dira.
Je pense sincèrement que ceux qui ne parient pas sur le travail à distance – et ce, dans beaucoup de domaines – sont limités d’une certaine manière, par le manque de photographes évoluant différemment et apportant une autre façon de travailler, de voir les choses…
Les réactions sont toujours les mêmes : “Ah désolé, on ne pourra pas le faire à Nantes.” J’y suis habitué, je m’en moque, on me contacte, je donne mes conditions, c’est à prendre ou à laisser et si elles ne sont pas acceptées, c’est que je n’ai rien à regretter. Je ne saurais être efficace autrement.
© Laurent Castellani
Est-ce que tu passes à côté de gros projets ? Comment parviens-tu à te bâtir un carnet d’adresses ? Comment te sens-tu face aux opportunités qui filent ?
Je suis passé à côté d’un rendez-vous chez Netflix, à Los Angeles, pour travailler sur une série, car ils souhaitaient me rencontrer et je ne pouvais pas sortir. Je suis passé à côté de campagnes publicitaires pour de grandes marques de luxe.
“Le fait de refuser un projet n’est pas un renoncement. Au contraire, cela me renforce”
Au début, je ne disais pas pourquoi je ne pouvais pas venir. Je prétextais que c’était parce que cela ne m’intéressait pas ou que je n’avais pas le temps. Le fait de refuser n’est pas un renoncement. Au contraire, cela me renforce. Il est difficile de travailler avec moi et peut-être par naïveté, je me suis toujours dit que si quelqu’un souhaite vraiment travailler avec moi, il le fera. Je suis à Nantes, à deux heures de train de Paris, ce n’est pas le Pérou non plus.
Je n’ai pas de problème avec ce que je loupe. J’ai plus un problème avec les clients qui pensent qu’on ne peut réaliser une pub, un film ou une image qu’à Paris. Je veux dire, un studio, c’est un studio à Tombouctou, New York ou Nantes. Le plus dur, c’est de déplacer les équipes, mais je peux créer la mienne ici.
© Laurent Castellani
Mon carnet d’adresses s’est étoffé grâce à mon premier métier de directeur artistique Web, qui m’a permis de travailler avec la plupart des agences de communication de Paris. J’ai pris 80 000 followers en un an sur Instagram. Les réseaux sociaux sont indispensables et permettent justement de se faire connaître à distance.
Peux-tu nous partager un souvenir professionnel marquant lié à ton agoraphobie ?
Sans hésiter, ma série Mulholland Drive, réalisée en août 2018, qui m’a valu d’être contacté par Netflix par la suite. Le pont sous lequel j’ai shooté était la limite de mon éloignement possible, c’est-à-dire qu’au-delà de cette limite, la crise d’angoisse peut surgir à n’importe quel moment. Et j’étais un peu borderline ce jour-là. J’ai pris sur moi pour y arriver et commencer à prendre les photos, mais en voyant ce que je prenais, la peur s’est dissipée.
Ce que je faisais était vraiment “au-dessus” en termes d’impact par rapport à ce que j’avais l’habitude de faire, je savais que les conditions étaient parfaites et qu’il fallait que j’exploite au maximum ce moment. Je suis reparti tellement heureux d’avoir, dans un premier temps, réussi cette prise de vue et dans un second temps, d’avoir fait disparaître une appréhension et une anxiété très fortes. Le meilleur moment, c’est quand je dérushe après avoir vaincu ma peur.
“Mulholland”. (© Laurent Castellani)
Parle-nous du confinement que tu as expérimenté pendant un an et de l’évolution de ton agoraphobie.
Je suis resté bloqué chez moi un an. Je ne pouvais même pas me déplacer pour aller voir un psy ou sortir m’aérer. J’ai donc regardé beaucoup de films, de séries et je me suis dit que si j’arrivais à ressortir, je reproduirais ces images qui m’ont fasciné, comme celles de Mulholland Drive ou de Twin Peaks, qui m’ont orienté artistiquement.
“Vous savez, quand vous passez un an confiné chez vous, parfois, le rêve et la réalité se mélangent”
J’ai aussi un faible pour tous les films d’Hayao Miyazaki. Ils me permettaient de prendre la vie avec plus de légèreté et de calmer mes angoisses. Aviator aussi m’a beaucoup parlé, car Howard Hughes souffrait également de ce “mal”. Vous savez, quand vous passez un an confiné chez vous, parfois, le rêve et la réalité se mélangent.
© Laurent Castellani
J’ai réussi à ressortir dehors du jour au lendemain, quasiment… Sans trop comprendre. Peut-être était-ce un besoin de me recentrer sur moi-même. Bizarrement, j’en ai un excellent souvenir : cette période a forgé ma singularité, ma façon d’appréhender les choses. On se sent différent des autres, mais dans le bon sens. On a l’impression de s’être élevé spirituellement, parce qu’on a survécu à quelque chose de difficile.
“Donnez à une personne qui a été contrainte de se limiter dans ses déplacements la chance de s’exprimer à l’international, croyez-moi, elle va la prendre avec plus de vigueur et de force que n’importe qui d’autre”
Beaucoup de choses me paraissaient fades à l’extérieur. Je me sentais riche de tout ça et je prenais cela presque comme une chance. Depuis, je sors sans souci et avec beaucoup de plaisir. Les réseaux sociaux ont permis tellement de choses : donnez à une personne qui a été contrainte de se limiter dans ses déplacements la chance de s’exprimer à l’international, croyez-moi, elle va la prendre avec plus de vigueur et de force que n’importe qui d’autre.
Comment améliores-tu ta situation ? Comment vaincre l’ennui et maintenir une vie sociale ?
Je l’améliore avec la psychanalyse, la méditation, du repos et mon entourage. Ma femme m’aide beaucoup, elle est à mes côtés depuis 14 ans. J’ai eu des périodes de ma vie où j’ai pu repartir à l’île de Ré ou à Bordeaux. Je prenais la voiture tous les jours et j’essayais de vaincre ma peur avec elle. Seul, cela n’aurait même pas été envisageable.
“Mulholland”. (© Laurent Castellani)
J’ai une vie sociale très restreinte, depuis toujours et cela ne me gêne pas plus que ça. J’adore cependant faire de nouvelles rencontres, mais de par ma phobie, elles sont très sélectives. Je fais partie de ceux qui aiment les relations qui se prolongent en général dans ma vie privée. Je ne suis pas fan des relations “jetables”, à “usage unique” pour paraphraser Fight Club. Pour moi, chaque échange, quand je le décide, est important et a toute mon attention.
Je ne m’ennuie jamais, Nantes est une des villes les plus culturelles de France, c’est une chance. Je me rends à des musées ou des galeries. Ça reste un espace de jeu tout à fait suffisant pour moi. La plupart des gens survolent leur ville, mais moi, j’exploite tout, jusqu’aux moindres recoins. Bien souvent, on se rend compte qu’il y a de quoi faire.
“La contrainte provoque le désir, le désir provoque le talent, le talent provoque le moyen de s’exprimer”
© Laurent Castellani
Pendant un temps, je ne pouvais pas aller au restaurant, au cinéma ou dans les bars, alors je travaillais. La contrainte provoque le désir, le désir provoque le talent, le talent provoque le moyen de s’exprimer, ce qui devient vital quand on a emmagasiné autant d’épreuves et de sentiments mêlés. Pour moi, le talent (pour citer Jacques Brel), c’est d’avoir envie de réaliser un rêve (celui de sortir son art de chez soi, de proposer sa vision au monde). Tout le reste, c’est de la sueur, c’est du temps et du travail.
Comment s’est construite ta signature photographique ? Quels sont les thèmes que tu explores dans ton travail ?
Le confinement et les lieux restreints m’ont amené petit à petit aux portraits très rapprochés, donc j’ai multiplié les séances photo “beauté”. Quand vous êtes agoraphobe, le lieu n’est pas votre allié pour créer des images. Aller au plus près des sujets et faire des photos minimalistes se sont imposés à moi et j’en ai fait mon style.
J’ai eu la chance, en arrivant à Bordeaux en 2016, de shooter deux mannequins qui ont ensuite figuré dans des agences de mannequins sur Paris et donc, j’ai pu contacter ces agences en disant que je les avais shootées par le passé, et cela a tout débloqué. On m’a plus facilement fait confiance.
© Laurent Castellani
“Quand vous êtes agoraphobe, le lieu n’est pas votre allié pour créer des images”
J’explore avant tout la beauté féminine à travers des portraits. J’explore aussi une imagerie onirique, nocturne, reculée avec des décors dans lesquels je reproduis l’univers de David Lynch, Danny Boyle ou de Nicolas Winding Refn. Ces photos ont une approche beaucoup plus cinématographique.
Mon premier livre est d’ailleurs en préparation : 112 pages sur ce thème principalement, qui reflètent ma période de confinement. Il sortira en novembre prochain. L’éditeur m’a fait confiance et je l’en remercie, car je suis encore un artiste “émergent” et il avait l’habitude de publier des livres avec de grands noms de la photographie.
Tu dois avoir une vie intérieure forte et une culture riche, des inspirations solides que tu peux explorer loin des distractions de l’extérieur. Quelles sont tes grandes inspirations ? Quel·le·s artistes te tiennent compagnie ?
Si je ne crée pas, je déprime, c’est mon moteur, mon équilibre. La musique est ma principale source d’inspiration. Je suis très seul dans mon processus de création et beaucoup de visuels d’artistes vont m’influencer. Mes mentors restent David Lynch, Nicolas Winding Refn, Danny Boyle, M. Night Shyamalan et Jacques Audiard. Je revois très régulièrement Sunshine par exemple, en ce moment.
© Laurent Castellani
“J’aime le fait de ne pas avoir recours à l’explicite, de créer un monde imaginaire par des pistes de pensée, des règles différentes”
J’aime ce qui relève du surnaturel dans le naturel justement. Prenons l’exemple du film Le Village de M. Night Shyamalan : par la pensée, on s’imagine un monde qui, en réalité, n’existe pas. J’aime le fait de ne pas avoir recours à l’explicite, de créer un monde imaginaire par des pistes de pensée, des règles différentes. L’imaginaire et l’onirisme sont mes références. La beauté féminine est un moteur également, j’admire les femmes, c’est pour cela que j’aime tant les photographier.
J’ai adoré Un Prophète de Jacques Audiard, ce moment où Malik (joué par Tahar Rahim) descend à Marseille et prophétise sur l’arrivée du cerf sur la voiture. Un ralenti se met en place et il annonce l’accident. Tout le film est très cru à part quelques moments “imaginaires”, mais ce moment-là, c’est l’essence du film. On est pile à la limite entre rêve et réalité, entre science-fiction et sentiment viable.
Parle-nous du projet que tu voudrais faire à Nantes.
J’ai commencé à repérer des lieux à Nantes qui font penser à d’autres pays. Je souhaiterais créer une série de photos qui rappelle des pays étrangers et qui donne l’impression aux spectateurs que les photos ont été prises ailleurs. C’est le comble pour un agoraphobe et un exercice de style très intéressant. Je pense partir sur cinq pays différents et shooter dans des boutiques ou des bars et restaurants.
© Laurent Castellani
La France est bloquée à domicile, en ce moment. As-tu des conseils à donner aux photographes pour s’habituer à ce quotidien que tu connais déjà très bien, pour vaincre l’ennui et continuer à travailler et créer à distance ?
Premièrement, il faut bien comprendre que tout est provisoire. Ce confinement ne durera pas. Le fait de travailler à distance est selon moi, en 2020, une évidence et ce à quoi tout le monde devrait tendre dans un avenir proche. La planète souffre de nos multiples déplacements.
Les gens vont comprendre, en restant chez eux, que ce n’est pas la mort non plus. On peut faire beaucoup de choses et se recentrer sur l’essentiel. Cela me gêne lorsque je vois certaines personnes publier l’Australie en feu dans leur story et qui vont, dans le même temps, prendre 25 avions dans le mois pour voyager.
“Je pense qu’il est important de redéfinir l’ennui, il est en nous”
Ce monde est fait de contradictions. J’en ai moi-même beaucoup, mais j’essaie d’harmoniser autant que possible. Vous verrez rapidement tous les bienfaits que va procurer ce confinement pour la planète, et cela ne m’étonnerait pas que dans les prochaines années, nous créions une journée “confinement pour la planète”. Je viens de lire qu’à Venise, l’eau était redevenue limpide et que les poissons étaient de retour…
© Laurent Castellani
Je pense qu’il est important de redéfinir l’ennui, il est en nous, et non dans le fait de se déplacer ou non. Je connais des gens heureux à Paris et des gens malheureux sur la Côte d’Azur, des gens heureux seuls et d’autres malheureux bien qu’entourés. Tout se passe dans la tête. On entend aussi régulièrement : “Allez, je plaque tout ici, j’en ai marre, je m’en vais.” Je pense qu’on emmène ses ennuis et son état d’esprit avec soi.
Encore une fois, le fait d’être confiné crée une frustration qu’il faut savoir canaliser et dont il faudra se servir pour créer lorsque l’on pourra sortir. Engranger les idées pour créer le désir débordant de fixer cette épreuve dans le temps à travers des images (pour ma part) et beaucoup d’autres choses pour les autres. J’ai toujours su que j’arriverais un jour à tirer profit de mon handicap.
Quand je vois une belle image ou un beau film, je le décortique et je me mets au travail. Si les autres le font, c’est que c’est faisable. Nous naissons loups parmi les loups. Rien n’est écrit, rien n’est acquis et tout se transforme. Si un jour, on boit un café ensemble, c’est que je m’en suis sorti.
© Laurent Castellani
© Laurent Castellani
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