Reportage : dans les rues de Paris, la jeunesse refuse de baisser les bras

Reportage : dans les rues de Paris, la jeunesse refuse de baisser les bras

Ils ont 22, 25, 26, 30 ou 34 ans : rue de Charonne, face au Carillon ou devant le Bataclan, on a recueilli les réactions de jeunes Français au lendemain des attaques à Paris.
Il est midi quand j’arrive sur place. À ma droite, le Carillon, 75 010 Paris. En face du bar qui fait l’angle, le restaurant asiatique Le Petit Cambodge. Pour terminer le triangle, un centre de don du sang, ironiquement placé face aux deux lieux de vie visés vendredi 13 novembre au soir par le groupe Etat islamique. Entre la rue Bichat et la rue Alibert, 14 personnes ont trouvé la mort.
Un peu plus de 12 heures après, la tension, l’émotion et la fragilité des personnes venues se reccueillir sont palpables, emmêlées entre les allers et venues des journalistes télé, micro à la main, carnet entre deux bras. Aucune voix ne monte plus haut qu’une autre. Tout n’est que retenue. Les entretiens se font comme dans un souffle. Certains, par petits groupes, s’enlacent, se prennent par la main. D’autres, à l’écart, sont silencieux, immobiles, tétanisés par une situation dont ils n’arrivent pas, encore, à se saisir.



Lisa, 25 ans, psychologue dans un hôpital du quartier, en fait partie :

À voir aussi sur Konbini

Je suis venue pour donner mon sang. Je suis encore sous le choc, j’ai l’impression d’être encore dedans. Je n’ai pas le recul nécessaire. C’est très effrayant.

À la question de savoir comment elle envisage l’avenir, même si elle ne “sera pas d’humeur pour sortir dans les prochains jours”, la réponse est nette :

Il ne faut pas rester chez soi, il ne faut pas céder à une paranoïa générale. On n’est pas tous égaux devant ce genre d’angoisse, mais si on en a la force, il faut se dire qu’il faut continuer, ne pas céder à cette peur, même irrationnelle.

“Il faut continuer à faire ce qu’on faisait avant”

Hortense est fébrile. Du haut de ses 23 ans, le regard hésitant, elle se tient près d’un mur criblé de balles au coin de la rue Alibert. Comme pour comprendre, elle s’approche des impacts qui ont été entourés à la craie blanche par la police.
Le Petit Cambodge et le Carillon font partie de ses lieux de sortie :

Ça peut arriver n’importe où, n’importe quand et à n’importe qui. J’ai un ami qui était au Carillon une heure avant la fusillade.

Il y a des gens qui vont se calefeutrer chez eux. D’autres vont plutôt penser que la vie continue et qu’il ne faut pas qu’ils aient d’impact sur notre vie. Non, on ne va pas se planquer toute notre vie. Moi, je bouge et en même temps c’est peut-être aussi complètement débile s’il se passe quelque chose ce soir. On dira “ils n’avaient qu’à pas sortir”.

Et de conclure :

Il faut continuer à faire ce qu’on faisait avant.

Pas très loin, dans la file d’attente pour le don du sang, je retrouve Yves, 29 ans, et Ronnie, 28 ans.  Le premier avait prévu de venir ce week-end pour donner son sang, comme il le fait tous les deux mois. Mais le contexte a changé, un drame est passé par là, un drame dans lequel il trouve malgré tout du positif :

Ça a pris une dimension encore plus importante avec les attentats. Il y a vraiment beaucoup de monde ce matin. Ca fait plaisir de voir ça.

Le second a senti le devoir l’appeler :

J’ai appris la nouvelle hier et ça m’a bouleversé. Je veux aider et me montrer solidaire avec tout le monde. Ce que j’ai ressenti au fond de mon coeur, c’est qu’il fallait faire ça ce matin : accompagner les gens qui ont été touchés.


Si Yves est conscient que l’organisation Etat islamique ne vise plus seulement l’Etat français “mais les gens, notre mode de vie, le fait de pouvoir sortir, de boire un verre avec les amis”, la situation le renforce dans ses convictions :

Il ne faut pas changer, il faut sortir, il faut voir ses amis et sa famille. Il ne faut pas se renfermer sur soi. Ce serait dire oui à la terreur.

“Tout ton entourage te dit ‘Fais attention !’, mais attention à quoi ?”

Anne-Laure a 26 ans, qui habite près de la gare de l’Est, est une habituée des lieux. Les yeux clairs, les bras croisés, ses convictions sont comme dessinées sur son visage, prêtes à l’emploi. Face au Carillon, elle me confie :

Je sens un niveau de frustration qui monte. Tout ton entourage te dit de faire attention, mais attention à quoi ? Tu ne sais pas contre qui tu te bats, tu ne peux pas te protéger. Tu as un sentiment d’impuissance.

Derrière ces félures, une marche à suivre :

Aller voir la réalité en face, donner son sang. Faire gaffe aux messages sur les musulmans, ne pas se braquer contre cette population. Ne pas donner aux jihadistes ce qu’ils veulent. Ce qui est à la fois fou et génial, c’est que la vie va continuer. Elle continue déjà.

“S’arrêter de vivre, c’est pire”

Alexandre a 30 ans. Il est comme bloqué, quand je le vois à quelques mètres. Le dos appuyé contre un poteau, il fixe les fleurs et messages qui ont été posés devant le Carillon. Il me demande une clope. “Tiens.” Je lui demande ce qu’il fait là, il me raconte son histoire :

J’habite à côté. Hier soir, j’étais chez moi, j’ai entendu des détonations. Au début on se dit qu’une fusillade en plein Paris, c’est pas possible. Il n’y avait que du silence pendant 30 secondes, peut-être une minute. Puis un cri faible. C’était étrange.
Je suis descendu. Il n’y avait pas encore les pompiers et les policiers. Il y avait des corps, je ne ne me suis pas approché. On s’imagine des choses, un règlement de compte, des pétards… On ne sait pas.

Le feu de l’action fait place à une reflexion, dans un brouillard d’incertitudes :

J’ai réalisé le lendemain matin. Sur place, on ne prend pas conscience. Oui, c’est irréel : ces gens sont en train de boire un coup. Ils n’ont jamais rien fait à personne. Quelqu’un s’arrête et les tue froidement. Ces gens-là [les terroristes] ont perdu leur âme. Ils ont sûrement de l’amour pour leur famille, et ils tuent des gens qui sont entre amis, entre frères…

Compassion, joie d’être vivants, volonté de comprendre ce qu’il se passe dans la tête des tueurs, chercher comment continuer à vivre… On se sent presque coupable de ne pas être plus triste. Les larmes viennent par vague. Il y a des prises de conscience dans la journée. Tu ne sais pas pourquoi et puis, tout d’un coup, les larmes montent.

Mais reste un objectif, un seul :

Il y aura une appréhension, mais s’arrêter de vivre est pire. On ne peut pas s’arrêter de vivre parce que des gens sont morts. Il faut continuer à vivre, à sortir. Il faut que le Carillon soit encore là dans 30, 40 ans.

Je le laisse sur place. Tandis que je me dirige vers le Bataclan, une voix dans la rue du Faubourg du Temple. C’est la police, haut-parleur de sortie. Elle demande l’évacuation de la place de la République. Je me dirige vers le Bataclan. Il est 15 heures quand j’y parviens.

“C’est rentré dans les âmes de tous”

Ça doit continuer, c’est pas ça qui… c’est juste que ça fait peur. Je pense que là on est perdu parce que ça a explosé partout, c’est pas localisé, ça a touché tout le monde. C’est rentré dans les âmes de tous, c’est ça qui fait peur. C’est dur.

Avant de me quitter, Fabian revient : “Il faut continuer à sortir.”
Sur place, une valise esseulée. Un policier élève la voix : “C’est à qui cette valise ? À qui est cette valise ?” Personne ne répond. Les gens commencent à prendre peur, s’écartent de l’object suspect. Tendus, les policiers font reculer tout le monde. Une femme court : il s’agit de sa valise. Tout le monde souffle. Je reprends mon vélo et me dirige vers rue de Charonne. Il est 16 heures.

“Il faut qu’on leur montre qu’on n’a pas peur”

Je suis venu ici parce que ça me touche. Ce qui se passe dans le monde aussi peut me toucher, mais quand c’est dans mon pays et que je peux me déplacer, je le fais. Ils veulent nous diviser, nous faire peur, nous terroriser. C’est pour prouver qu’il faut rester solidaire et qu’on est fort et uni que je suis venu.

On a pensé que c’était un réglement de comptes. Ce n’est qu’après le match, sur TF1, qu’on a compris. On était choqué. Je suis venu sur les lieux. Leur but, c’est de faire des morts, d’installer la peur. Il faut continuer à vivre normalement, qu’on soit tous solidaires, qu’on leur montre qu’on n’a pas peur.

Samir est prêt à se défendre, évoque le concert au Bataclan :

Au Bataclan, si sur les 1 000 personnes, 40 avaient tenté de neutraliser l’un des quatre terroristes… Il y aurait peut-être eu moins de morts. Parce que maintenant on est obligé de se sacrifier pour sauver le maximum de personnes. Après, c’est évidemment plus facile à dire qu’à faire.

Comme un coche à ne pas rater, il glisse furtivement en guise de conclusion :

Si on est solidaire, on peut faire bouger les choses. Mais il faut bouger dès maintenant.