Il est impossible qu’une exposition sur la musique puisse contenter tous les amateurs du genre ou de l’artiste qu’elle aborde. Impossible. Celle qui vient d’ouvrir à la Philharmonie de Paris, intitulée “Electro : de Kraftwerk à Daft Punk”, en fait partie. Mais attention : ne pas pouvoir contenter tout le monde, cela veut dire faire des choix forts, tracer une ligne directrice, et s’y tenir. Si l’on voit l’événement sous cet angle, “Electro” est une réussite.
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D’entrée de jeu, avec comme point de départ subjectif la mise au point du telharmonium, l’ancêtre des synthétiseurs, on comprend que cette exposition ne couvrira pas tous les genres, toutes les scènes… Tant mieux. Les partis pris, en musique, il n’y a que ça de vrai. Alors certes, le titre “Electro, de Kraftwerk à Daft Punk” peut faire peur. Mais comme le dit le commissaire d’exposition Jean-Yves Leloup : “Electro est un terme assez impropre utilisé notamment en France. Mais dans beaucoup de musiques populaires, les termes ne sont jamais vraiment précis, ils sont parfois à la mode, puis changent. Dans les années 1990, on disait techno, puis on a dit musiques électroniques, et maintenant électro. Aucun de ces termes ne permet de rassembler la richesse des genres, contrairement aux termes musicologiques plus précis. Kraftwerk et Daft Punk, ce sont des repères. On aurait pu sous-titrer l’exposition ‘Codes et cultures’ ou ‘Cultures et imaginaires’.” Mais il faut s’ouvrir, et les connaisseurs des musiques électroniques peuvent aussi se réjouir et comprendre que la démocratisation passe par la vulgarisation.
(Jean-Michel Jarre, Photo Éric Cornic @ EDDA-JMJ)
Les machines mythiques
Au fil des différents axes explorés durant l’événement, le visiteur peut se remémorer les grands noms et les grandes étapes qui ont jalonné plus d’un siècle d’innovations techniques et technologiques. Les vieilles chambres d’écho, les premiers séquenceurs, un vocodeur Korg des années 1970, le travail d’Edgard Varèse, de Sun Ra, du Groupement de recherche pour la musique concrète, de Don Buchla, de Tangerine Dream, de Lee Scratch Perry ou de Herbie Hancock. Les game changers sont là, en nombre.
Mais ce qui frappe en premier lieu, ce sont ces machines exposées, pour la plupart issues de la collection personnelle de Jean-Michel Jarre, parrain officieux de l’exposition. Il y prête un exemplaire de sa fameuse harpe-laser de 1981, un synthétiseur ARP 2500 de 1970 ou encore un Synthi AKS de 1972. Les connaisseurs apprécieront, mais le néophyte pourra aussi cerner les différentes manières d’utiliser ces machines, les désacraliser. Car cette exposition est aussi là pour défaire le mythe de la machine, rendre la musique palpable et terre à terre.
“Cerner les imaginaires”
Pour Jean-Yves Leloup, l’objectif était clair :
“Il ne fallait pas avoir une approche trop historique, trop vouloir citer chaque acteur ou genre. On ne peut pas donner toute la place à Juan Atkins, ou à la scène de Chicago, ou à celle de Francfort. On s’y perdrait, c’est une histoire très touffue, débattue… On redécouvre très souvent des scènes oubliées par les historiens, les journalistes, les artistes, ou les auteurs. Et puis certains sujets sont de bons livres, mais pas forcément de bonnes expos. Il faut prendre de la hauteur, des axes qui permettent d’aborder différentes écoles, que ce soit d’avant-garde ou plus dancefloor. Et cerner les imaginaires.”
Les imaginaires, justement, sont ici centraux. “On est aussi dans une historiographie, dans l’histoire de la représentation des musiques électroniques, de sa philosophie, et de ses connexions avec les arts.” D’ailleurs, c’est dans cette optique qu’un pan à part de l’espace est consacré à la techno de Detroit, avec Jeff Mills en figure de proue, forcément. Mais il n’est pas le seul dont la trombine hante l’exposition : “Jean-Michel Jarre témoigne d’une autre époque, celle des années 1970, de cette musique beaucoup plus mélodieuse et planante. Il incarne cette recherche permanente de nouvelles formes scénographiques, technologiques. Kraftwerk, c’est le groupe électronique par excellence qui manie très bien à la fois la mélodie et les percussions, qui a eu une influence majeure sur les musiques noires-américaines. Daft Punk, ce sont les pop stars sans visage, ce qui est un paradoxe en soi. Dans leur musique, ils font à la fois référence à la disco, au funk, à la house de Chicago, et ont accompagné cette culture depuis de nombreuses années.” Et forcément, une large place leur est rendue, tout en tentant de relier ces scènes et musiques techno, numériques, aux musiques savantes et d’avant-garde.
Anticiper les critiques
Il fallait aussi dresser les portraits de différentes jeunesses, de différentes générations. La question du dancefloor, à laquelle la seconde partie de l’exposition est consacrée, permet de rassembler tout une série de portraits de teufeurs, de raveurs qui vont du hardcore à la trans-goa, en passant par le baile funk, le Rio ou des scènes actuelles très underground. Ou même les étranges candy ravers qui s’enjaillent sur de l’EDM. “Exposer la musique, ça reste complexe, continue Jean-Yves Leloup. J’ai réalisé, en commençant à travailler sur cette exposition, que les gens ne croyaient pas du tout à la possibilité de montrer la musique sous cette forme tout en étant pertinent. Il y a un temps, il y avait encore beaucoup d’expositions didactiques, avec les objets fétiches d’un artiste, un bout d’instrument, des costumes… Ça n’intéressait que les fétichistes d’un groupe ou d’un artiste. Mais ça ne se fait plus, il y a eu une vraie évolution de la muséographie des musiques populaires, que ce soit en France ou en Angleterre. Les critiques que l’on peut recevoir en ce sens sont injustes.” Pour le coup, c’est vrai.
On soulignera aussi l’importance laissée aux corps, à la photographie, au rapport homme-machine et à la danse : “On parle d’une culture très vivante, festive, hédoniste, qui en met plein la vue, il faut donc rendre compte de cet aspect.” Forcément visuelle, forcément impressionnante par moments, l’exposition “Electro, de Kraftwerk à Daft Punk”, visible jusqu’au 11 août 2019, fait sans doute partie des meilleurs événements du genre mis en place à la Philharmonie.