Si la place de l’animal dans nos sociétés repose sur des fondements culturels ancestraux d’inégalité et de domination de l’homme, de nombreuses voix s’élèvent contre cette hiérarchisation humaine du vivant et plaident pour une relation pacifiée de tous les êtres relevant d’une même considération morale. Parmi eux, Yves Bonnardel, militant libertaire et égalitariste, nous parle du mouvement “animaliste”.
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“Animalisme”, “antispécisme”, “véganisme” … Une pléiade de nouveaux concepts (qui ne datent en réalité pas d’aujourd’hui) émergent dans le débat public et remettent en question des certitudes idéologiques ancrées dans la société depuis des siècles. Nous sommes en effet conditionnés au sein d’un rapport d’inégalité homme-animal où la supériorité de ce premier a longtemps été considérée comme un fait avéré.
Or, l’évolution scientifique vient aujourd’hui bouleverser ces idées reçues, prouvant que les animaux sont des êtres profondément intelligents et doués de sensibilité. Un ébranlement de nos croyances qui vient questionner la place des animaux dans notre société et nous oblige à reconsidérer nos rapports à eux mais aussi au reste du monde. Plus qu’un simple débat philosophique, c’est un modèle de société et un mode de vie qui s’en retrouvent dès lors bouleversés. Non sans cristalliser des tensions entre les partisans d’une véritable révolution du rapport entre l’homme et l’animal, et les pourfendeurs d’un modèle traditionnel qui défendent la supériorité de l’espèce humaine.
On s’est entretenu de tout ça avec Yves Bonnardel, l’un des fondateurs de la revue de référence Les Cahiers antispécistes et militant animaliste convaincu.
Konbini | Qu’est-ce que le mouvement animaliste ?
Yves Bonnardel | Le mouvement animaliste se préoccupe des intérêts des individus animaux. Cela regroupe des sensibilités qui sont très diverses. Le mouvement le plus structuré idéologiquement est le mouvement antispéciste (donc contre le spécisme), qui est un mouvement égalitariste, c’est-à-dire contre la discrimination arbitraire fondée sur l’espèce. En d’autres termes, c’est un mouvement qui promeut l’extension de la sphère de l’égalité au-delà de l’espèce humaine, pour que l’on prenne en compte les intérêts des autres animaux de façon similaire aux nôtres. Mais il y a aussi le mouvement de la défense animale qui est plus disparate, parle plus de certaines espèces que d’autres, et souvent plus émotionnel. En France, le mot “animaliste” est utilisé pour marquer un mouvement global pour les animaux.
Sur quels fondements philosophiques se base le mouvement animaliste ?
Je dirais qu’il n’a pas nécessairement une philosophie très établie. Ce qui le motive fondamentalement, c’est d’en finir avec l’horreur, avec les souffrances occasionnées par les humains et dont sont victimes les autres animaux. Du coup, il va pas mal se focaliser sur la lutte contre les maltraitances et, fait nouveau depuis une vingtaine d’années, sur les animaux les plus nombreux à être maltraités de façon institutionnelle (et non pas de façon individuelle) comme les bêtes de rente ou de boucherie, c’est-à-dire les animaux d’élevage.
“On sait aujourd’hui que les animaux aquatiques sont des animaux ‘sentients’, qui ressentent des sensations et des émotions. On devrait donc les protéger et non les exterminer.”
En revanche, il ne se focalise pas encore – et je me bats pour ça – sur les animaux aquatiques qui restent encore très invisibles, y compris dans le mouvement animaliste. C’est-à-dire les victimes des élevages aquacoles et de la pêche. On estime que les poissons sont entre 1 000 et 3 000 milliards à être tués chaque année, un chiffre à comparer aux 64 milliards d’animaux vertébrés terrestres qui passent par les abattoirs chaque année dans le monde. Ainsi que des centaines de milliards de céphalopodes (les pieuvres, les calamars, les seiches …) et aussi des quantités invraisemblables de crustacés, en premier lieu les crevettes mais aussi les crabes, les homards, les langoustines, etc. Alors qu’on sait aujourd’hui que ce sont des animaux “sentients”, comme les mammifères, qui ressentent des sensations et des émotions. On devrait donc les protéger et non les exterminer.
Donc le mouvement animaliste défend les animaux en vertus de raisons liées à l’éthique mais en dehors de considérations d’ordre écologique ?
Théoriquement, l’écologie est un autre problème. Mais dans la pratique, il y a des passerelles dans la mesure où des organisations sont à la jonction entre les deux. Par exemple, Sea Shepherd déploie des arguments qui portent sur les individus et leurs intérêts mais aussi sur la dévastation écologique des océans. Donc il y a des recouvrements, mais le mouvement animaliste se préoccupe essentiellement des individus animaux. Ce n’est pas de l’écologie car il s’agit justement de sortir les animaux de la case nature et de cesser de les considérer comme des morceaux d’environnement.
Des sénateurs ont demandé la création d’une commission d’enquête parlementaire sur le mouvement animaliste. Pourquoi ?
Le problème, c’est que l’on menace leurs modes de vie. Il faut savoir que ce sont les aficionados (les pro-corrida) et la FNSEA (le plus grand syndicat agricole productiviste) qui ont convoqué un colloque dans l’enceinte du Sénat. Les aficionados voient bien que la corrida est aujourd’hui menacée par le mouvement anti-corrida – qui est justement un mouvement animaliste –, et la FNSEA (qui représente les grandes exploitations comme l’industrie laitière, la ferme de 1 000 vaches, de 1 000 veaux, de 5 000 cochons, de 500 000 poules, etc.) voit aussi son modèle de développement économique menacé.
Ce qu’ils veulent faire avec cette mission parlementaire, c’est essayer de criminaliser le mouvement animaliste, montrer qu’il est dangereux, que nous sommes des fous furieux qu’il faut mettre hors d’état de nuire en prenant des mesures répressives à notre égard pour essayer d’enrayer la montée du mouvement. D’autre part, ils essayent d’agiter l’épouvantail de la subversion des valeurs fondamentales de notre société.
“Un certain nombre d’intellectuels disent que le mouvement animaliste se situe dans la continuité du mouvement humaniste”
Ils arguent en effet que l’animalisme “a entrepris de modifier le rapport de l’homme aux animaux, tel que les religions, l’humanisme et le droit l’avaient établi depuis les débuts de notre histoire”…
Je leur réponds qu’ils ont parfaitement raison et que c’est heureux que l’on fasse ça. Mais les avis au sein du mouvement animaliste sont divers là-dessus. Il y a un certain nombre d’intellectuels qui disent que le mouvement animaliste se situe dans la continuité du mouvement humaniste, qu’il ne fait que l’élargir et le pousser à ses conséquences. Nos détracteurs contestent ça : ils pensent que l’humanisme, c’est tout un système culturel de valeurs qui tourne autour de l’être l’humain, ce que le mouvement animaliste met en cause et menace. Et je suis d’accord avec eux.
Au-delà d’un conflit philosophique ou idéologique, le fond du problème n’est-il pas d’ordre économique ?
Pour la FNSEA c’est clairement un conflit d’ordre économique. Pour les aficionados, c’est surtout une dimension culturelle qui est menacée, une question identitaire. En fait, ils se battent pour garder une définition de l’humain qui va à l’encontre des autres animaux : l’humain ayant une valeur parce que les autres animaux n’en ont pas. L’absence de valeur des animaux mettant en relief l’excellence de l’humanité et le fait qu’elle est une espèce extraordinaire qui, émergeant de tout le reste, se voit garantir des droits fondamentaux, dont celui de tuer et de torturer d’autres animaux.
Moi, effectivement, j’analyse l’humanisme comme étant une idéologie de la domination, une idéologie fondamentalement spéciste et à laquelle j’oppose un idéal d’égalité. En fait je considère l’humanisme comme un particularisme, une sorte de nationalisme ou de chauvinisme et auquel j’oppose l’universalisme qu’est l’antispécisme ou l’égalitarisme. Donc, je les vois comme le mouvement du white power défendant l’esclavage des Noirs ou comme un mouvement aryen qui défendrait la suprématie aryenne.
“C’est l’avènement d’une société qui prend en compte les autres animaux et essaye de composer avec, en veillant à ce que ça se passe le mieux possible pour eux”
Que répondez-vous aux gens à qui le mouvement animaliste fait peur et auprès de qui cette campagne de diabolisation trouve écho ? Avec la société que l’animalisme préconise, qu’est-ce qui changerait dans notre quotidien ?
En premier lieu notre rapport aux animaux, basé sur l’exploitation animale. C’est-à-dire que ce serait fini de faire bombance sur les cadavres des autres animaux, de les manger, de se vêtir de leur peau, etc. C’est en fait l’avènement d’une société qui prend en compte les autres animaux et essaye de composer avec, en veillant à ce que ça se passe le mieux possible pour eux. Mais l’idée, c’est aussi de mettre l’éthique au centre de la politique, avec une exigence de considération morale les uns envers les autres. Et je pense que c’est aussi un changement de valeur, c’est-à-dire que l’on cesse de faire reposer notre société sur la valeur humanité pour mettre en avant la notion d’égalité, qui n’est pas exclusive mais se préoccupe de l’ensemble des êtres sensibles. C’est donc la notion de “sentience”, c’est-à-dire la faculté à éprouver des sensations et des émotions, qui est mise au cœur des valeurs de la société.
Qui sont les plus farouches opposants aux animalistes ?
Il y a l’ensemble des filières économiques qui sont fondées sur l’esclavage animal. Ça va des éleveurs aux pêcheurs, aux chasseurs, en passant par les animaleries ou à ceux qui ont des élevages de fourrure… Il y a aussi ceux qui organisent leur identité autour de la souffrance animale comme les pro-corrida, par exemple. Et puis, potentiellement, il y a une partie de la population qui reste attachée à l’idée de suprémacisme humain, à l’idée que les humains sont infiniment différents des autres animaux et que ces différences sont moralement pertinentes pour vous assurer un droit de vie et de mort absolu sur les autres. Et ces personnes-là vivent à mon avis très mal la montée de la considération pour les autres animaux.
Jusqu’il y a vingt ans, c’était un tabou de parler de la préoccupation des autres animaux, c’était un truc complètement inimaginable ou ridicule. Et on retrouve ça encore aujourd’hui, on entend souvent : “Vous feriez mieux de vous occuper des pauvres ou du tiers-monde que des animaux.” Des remarques que l’on ne nous ferait pas si on regardait la télévision ou si on jouait aux cartes ! C’est uniquement lorsque l’on se préoccupe des animaux que l’on entend ce type d’arguments. Alors qu’en pratique, beaucoup d’animalistes sont des militants pour les droits humains ou des militants féministes.
Où se situe la France par rapport aux autres pays concernant l’avancée des droits des animaux ?
C’est compliqué. Je dirais que sur le fond du spécisme, ce sont la France et surtout la Suisse qui sont les plus en avance, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Dans d’autres pays, le concept s’est développé avant, mais de façon plus “mainstream”, sans vraiment aborder les questions de fond et en polarisant sur la souffrance animale. J’ai l’impression qu’en France le mouvement est plus offensif sur ces questions alors que l’on assiste à un recul dans d’autres pays. En Espagne et en Israël aussi le mouvement est en plein essor, mais il y a un gros recul de la dynamique dans les pays anglo-saxons. Il y a plus de gens en France et en Suisse qui connaissent la notion de spécisme qu’au Royaume-Uni, où le mouvement existe pourtant depuis les années 1980. Mais c’est une spécificité de la France d’avoir mis la notion de spécisme au cœur de la lutte, et c’est une thématique qui revient sur le devant de la scène, notamment avec le livre d’Aymeric Caron Antispéciste.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, un manifeste plaidant pour la création d’un “secrétariat d’État à la condition animale” signé par un collectif de personnalités vient d’être publié dans Le Monde.